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une œuvre indépendante des circonstances, une œuvre de progrès faite avec désintéressement, et non pour amuser les loisirs d’un cardinal, ou flatter un bienfaiteur, ainsi qu’il arriva en général pour les productions qui suivirent. On retrouve d’ailleurs, dans l’Apologie des grands hommes soupçonnez de magie, presque toutes les qualités et les défauts du style de Naudé, moins cette finesse de plaisanterie et cette moquerie sceptique que lui donna l’expérience des choses du monde, et qu’il montra plus tard dans le Mascurat. Les citations abondent déjà ici, et cette manière de chercher des comparaisons poétiques dans l’histoire (si fréquente chez Naudé) revient presque à chaque page. S’il s’agit de montrer que, malgré sa faiblesse, il peut essayer d’attaquer l’erreur et d’aborder son vaste sujet, c’est tour à tour cette grosse pierre qui était près d’Harpasa, et qui ne cédait pas aux chocs les plus violens, tandis qu’on la remuait facilement en n’appuyant que du bout du doigt ; c’est cet oiseau de l’île de Chypre qui fait seul évanouir des bandes de locustes et de cavalettes ; c’est encore la troupe de grenouilles qui s’enfuit au premier coup que le vassal frappe sur l’étang de son seigneur. Naudé, à l’époque où, très jeune encore, il publia son Apologie, commençait à acquérir une certaine réputation. Selon la mode du temps, on trouve après la préface les vers qui ont été adressés à l’auteur. Guy-Patin le dit envoyé par Apollon pour tuer Python ; Jouvin plaisante agréablement, en lui disant que son style magique ne sera qu’une preuve de plus en faveur de la magie qu’il veut combattre ; Colletet appelle son livre le Palladium des bons esprits, et Gaffarel l’envoie aux cieux, comme le poète de la première ode d’Horace : Angelico tendis super astra volatu.

Naudé commençait donc à se répandre. Son amitié avec Guy-Patin se resserrait tous les jours. Gassendi, qui débutait avec éclat par ses Exercitations contre Aristote, étant venu se fixer à Paris, fit bientôt la connaissance de Guy-Patin et de Naudé. C’est à partir de la publication de l’Apologie, et du séjour de Gassendi dans la capitale, que commencèrent ces réunions fréquentes, devenues depuis célèbres, et qu’on prit dans le temps pour des parties de plaisir sagement ménagées. Il n’en était rien pourtant. Naudé avait à Gentilly une maison de campagne où venaient souvent souper et coucher les deux amis. Gassendi, pour sa santé faible et délicate, ne buvait que de l’eau et s’imaginait qu’autrement son corps brûlerait ; Naudé, quoique grand de taille et fortement constitué, agissait de même et ne mangeait presque que des fruits et des noix. Patin, au contraire, faisait beaucoup mieux les honneurs de la table ; il a dit toutefois qu’il buvait fort peu[1], et il a ajouté, à cette occasion,

  1. Lettres choisies de Guy-Patin, tom. i, pag. 36 (de 1648).