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LETTRES SUR L’ISLANDE.

nuages s’entr’ouvrir pour faire place à l’azur du ciel ? Une pêche heureuse, une saison féconde leur fait oublier de longues journées de fatigue et de souffrances. Un rayon de soleil est pour eux une aurore de bonheur. C’est un signe bienfaisant de la nature ; c’est le sourire d’une mère avare qui les a traités avec rigueur et qui semble s’attendrir.

Peut-être aussi n’aiment-ils tant leur pays que par les peines qu’ils y trouvent, par les efforts auxquels ils sont condamnés. Les voyageurs ont souvent observé que les habitans d’une contrée ingrate restent fixés sur leur sol, tandis que ceux des plaines les plus riantes s’éloignent souvent sans regret. Est-ce une loi de la Providence ? est-ce un instinct de la nature ? est-ce l’effet de ce sentiment de vanité humaine qui fait que nous nous attachons davantage aux choses qui nous ont le plus coûté ? Quoi qu’il en soit, nous voyons chaque année des populations entières quitter les belles campagnes du Wurtemberg, de l’Alsace, pour s’en aller au loin chercher une habitation étrangère, une terre inconnue, et l’Islandais reste sur la colline de lave où il est né, dans le pauvre enclos de gazon qui lui donne à peine de quoi nourrir ses brebis et son cheval. On a souvent essayé d’arracher les Islandais à leur pays, et presque toujours ces tentatives ont amené d’effrayans exemples de nostalgie. J’en citerai un entre autres. Un Islandais avait été transporté en Angleterre ; il y était depuis plusieurs années, et peu à peu l’impression de douleur qu’il avait éprouvée en s’éloignant de sa patrie s’était effacée. On ne l’entendait plus regretter ni sa ferme, ni ses montagnes ; il parlait une autre langue, et vivait d’une autre vie. Un jour, tandis qu’il était dans un état de calme si complet en apparence, quelqu’un vint à prononcer devant lui un mot islandais, et soudain, à ce mot jeté au hasard, voilà toute une chaîne de souvenirs qui se réveille dans son esprit ; il pleure, il tombe malade, et ses amis sont obligés de le ramener.

Je termine ici cette esquisse d’un séjour passager à Reykiavik. Je n’ai fait, monsieur, que vous dépeindre mes premières impressions à l’aspect de ce pays. J’ai écarté de cette lettre tout ce qui avait rapport à l’état actuel de la langue, de la littérature et de l’instruction en Islande, afin de rassembler sur ce sujet le plus de documens possibles et de les réserver pour une lettre à part. Nous partons demain pour visiter le Guyses, l’Hécla et le côté occidental de l’Islande. Je me ferai un devoir de vous transmettre les observations que je pourrai recueillir dans ce voyage, et je désire bien vivement qu’elles soient de nature à vous intéresser.


X. Marmier.
Reykiavik, 15 juin 1836.