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tilité constantes, et qui, passant de l’ordre idéal dans l’ordre positif, réagissait sur les lois, sur les mœurs, sur les habitudes, sur l’organisation sociale et politique ; créant ainsi, d’une part, les haines entre individus, de l’autre les guerres entre nations.

Donc il fallait, pour que l’humanité arrivât à la complète harmonie de ses forces, que la chair et la matière fussent réhabilitées. Il fallait faire justice, dans une loi nouvelle, de toutes les abominations et de toutes les erreurs de la loi ancienne ; des supplices volontaires du fakir hindou, comme des macérations et des jeûnes du cénobite chrétien. Les devises catholiques : « Mortifiez-vous ; abstenez-vous, » devises négatives et vieillies, devaient se retirer devant celle-ci : « Sanctifiez-vous dans le travail et dans le plaisir. »

Ce dualisme, admis une fois comme élément et comme forme, avait dû se glisser jadis et suinter, par mille fissures imperceptibles, de la base au sommet de l’humanité, s’insinuer dans les mœurs et dans les institutions, dans les peuples et dans les gouvernemens. Ainsi la distinction entre la chair et l’esprit avait conduit à reconnaître deux directions, l’une temporelle, l’autre spirituelle, à proclamer deux maîtres, un empereur et un pape, chacun avec sa hiérarchie et ses attributions distinctes. Les paroles : « Mon royaume n’est pas de ce monde. — Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, » avaient établi pour le christianisme cette prémisse orageuse, dont la conséquence apparaissait dans une guerre de dix-huit cents ans, entre le temporel et le spirituel.

Le saint-simonisme n’admettait pas ce duel ; il n’admettait pas que l’humanité dût être ainsi à tout jamais écartelée, tirée à droite par la chair, tirée à gauche par l’esprit, ne sachant que croire ou de ses instincts ou de ses idées ; il n’admettait pas ces deux forces rivales s’annulant dans le choc, ces deux glaives toujours prêts à se croiser ; ces deux principes obligés de vivre ensemble et de lutter toujours. Le prêtre de Saint-Simon devait relier, d’après son expression, la chair et l’esprit, et sanctifier l’un par l’autre.

Cette sanctification, cette réhabilitation de la chair n’était formulée toutefois dans l’œuvre de M. Bazard que d’une manière implicite ; mais M. Enfantin sut la dégager du fond même de la démonstration et se servir de cette arme contre celui qui l’avait forgée.