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encore. De passage à Genève, le philosophe demanda la faveur d’être reçu à Coppet ; et à peine entré : — « Madame, dit-il à la baronne, vous êtes la femme la plus extraordinaire du monde, comme j’en suis l’homme le plus extraordinaire : à nous deux nous ferions sans doute un enfant encore plus extraordinaire. » — Mme de Staël eut l’esprit assez bien fait pour prendre la chose en bonne part. Elle en rit.

Au retour de ce pèlerinage, Saint-Simon réalisa sa dernière et décisive expérience ; il épousa Mlle de Champgrand, aujourd’hui Mme de Bawr. « Je voulais user du mariage, dit-il lui-même, comme d’un moyen pour étudier les savans, chose qui me paraissait nécessaire pour l’exécution de mon entreprise ; car pour améliorer l’organisation du système scientifique, il ne suffit pas de bien connaître la situation du savoir humain : il faut encore saisir l’effet que la culture de la science produit sur ceux qui s’y livrent ; il faut apprécier l’influence que cette occupation exerce sur leurs passions, sur leur esprit, sur l’ensemble de leur moral et sur ses différentes parties. » Cette étude fut la plus coûteuse de celles que Saint-Simon avait réalisées jusque-là. En bals, en dîners, en soirées d’expérimentation, il dévora toute la somme qui lui restait de sa liquidation avec M. de Rœdern. Ce fut une sorte de va-tout seigneurial, qui dura douze mois. Calme au milieu de ce bruit, jugeant les autres sans en être jugé, pratiquant tout, le mal et le bien, le jeu, l’orgie, l’entretien décent, la discussion élevée, pour avoir l’expérience de toutes les choses et de toutes les positions ; gastronome, débauché, prodigue, mais par système plutôt que par instinct, Saint-Simon vécut en un an cinquante années ; il courut dans la vie au lieu d’y marcher, afin d’acquérir avant le temps la science du vieillard ; il usa et abusa de tout pour pouvoir faire, un jour, tout entrer dans ses calculs ; il s’inocula les maladies du siècle, afin d’en fixer plus tard la physiologie complète. C’était là une vie purement expérimentale : la juger sur l’étalon des autres eût été folie.

« Si je vois un homme, disait-il, qui n’est pas lancé dans la carrière de la science générale fréquenter les maisons de jeu et de débauche, ne pas fuir avec la plus scrupuleuse attention la société des personnes d’une immoralité reconnue, je dirai : Voilà un homme qui se perd ; il n’est pas heureusement né ; les habitudes qu’il contracte l’aviliront à ses propres yeux et le rendront par conséquent souverainement méprisable. Mais si