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LE MAROC.

de mérite qu’elles l’exécutaient presque au péril de leur vie, car l’idiot faisait le moulinet avec un long bâton, et malheur aux têtes qu’il atteignait ! Cependant il frappait de préférence les robes noires, c’est-à-dire les Juifs ; c’était chez cette bête fauve une affaire d’instinct. Moi-même, un jour, je faillis être frappé en descendant l’escalier du consulat de Suède ; mais le coup qui ne m’était pas destiné, ne fit que m’effleurer et alla droit à son adresse, c’est-à-dire sur la tête d’un enfant d’Israël. Je ne sais quel blasphème la douleur arracha au patient, mais je le vis saisir et traîner devant la boutique du muhtesib, chef de la police ; pour lui guérir la tête, on lui administra cinquante coups de courroie sous la plante des pieds. J’eus le regret d’apprendre trop tard qu’avec quelques onces[1], j’aurais pu sauver du knout le pauvre Hébreu.

Ce santon bâtonnier est le même, j’imagine, qui s’attaqua, il y a environ quinze ans, au consul de France, lequel était alors M. Sourdeau ; terrassé en pleine rue d’un coup de bâton sur la tête, le consul demanda satisfaction à Muley-Suleiman qui régnait encore, et exigea que le coupable lui fût livré afin de venger sur lui cet outrage au droit des gens. Le sultan répondit au consul par une lettre restée célèbre dans le corps consulaire ; en voici la traduction :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Il n’y a ni puissance, ni force, sinon avec Dieu très haut, très grand, amen ! Consul de la nation française, Sourdeau ! salut à qui marche dans le droit sentier ! Comme tu es notre hôte, sous notre protection, et consul d’une grande nation dans notre empire, nous ne te pouvons souhaiter que la plus haute considération et les plus sublimes honneurs. Tu comprendras, par là, que ce qui t’est arrivé nous a paru intolérable, quand bien même c’eût été par la faute du plus cher de nos fils et amis. Quoiqu’on ne puisse faire obstacle aux décrets de la divine Providence, il ne peut nous être agréable qu’un semblable traitement soit fait, même au plus vil des hommes, pas même aux bêtes ; et certainement nous ne manquerons pas, Dieu voulant, d’en faire sévère justice. Toutefois, vous autres

  1. L’once du Maroc est une mauvaise petite monnaie d’argent, mal frappée et toute tailladée, qui vaut 35 centimes. Il ne faut donc pas la confondre avec l’once espagnole, qui vaut 84 francs.