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LE MAROC.

pavillon du consul d’Espagne, qui répondait au signal du courrier et lui souhaitait la bien-venue : usage touchant dont on ne sent la douceur qu’après avoir mis le pied sur ces terres barbares ; c’est comme un serrement de main fraternel sur le rivage de l’exil. Une fois en rade je distinguai le costume arabe des marins du port, et mes yeux commencèrent à se dessiller. Une altercation survenue entre les gens de l’équipage et quelques Maures qui étaient à bord du falucho acheva de me les ouvrir ; on se querellait sur le prix du passage, et les Maures avaient le verbe si haut, malgré leur mauvais espagnol, ils traitaient les chrétiens de ladrones et d’embusteros d’une voix si hardie et si retentissante, que je me dis à part moi : Ces gens-là sont évidemment chez eux. Ils y étaient en effet, ils le sentaient, et plus les Espagnols tournaient à la conciliation, plus les Maures devenaient arrogans. Ainsi, en deux heures j’avais passé comme par enchantement du monde européen au monde oriental, de l’empire de Jésus-Christ à l’empire de Mahomet.

La transition était brusque, et je contemplai d’un œil émerveillé et tout-à-fait dépaysé les tableaux du rivage. L’aspect de Tanger vu de la mer est bien celui d’une ville moresque telle que je me la représentais. Des maisons blanches jetées pêle-mêle sur la crête et aux flancs d’une colline ; un minaret luisant et carré ; des murailles crénelées, des canons de fer entre les créneaux, des turbans pardessus les canons ; un drapeau rouge, une plage aride, une mer superbe, le tableau est tout fait. Mais quelque chose en détruit l’originalité : ce sont les palais des consuls européens qui écrasent de leur luxe la ville africaine ; celui d’Espagne, entre autres, a l’air d’une forteresse et domine tout ce qui l’entoure.

Il ne me fut pas facile de prendre terre. Nul étranger ne peut mettre le pied dans l’empire de Maroc, sans l’autorisation expresse du sultan ou des officiers qui le représentent. Or cette autorisation se faisait attendre, la mer était grosse, je souffrais à bord, je perdis patience : sautant de force du falucho dans le canot, je me fis conduire à terre à mes risques et périls, malgré les quinze ou vingt canons braqués sur les murailles ; ils ne tonnèrent point contre moi, faute de discipline sans doute, et aussi de canonniers. Entrant dans l’eau jusqu’à la ceinture pour venir à ma rencontre, un marin maure de six pieds de haut et à demi nu, me chargea vigoureusement sur ses épaules pour débarquer. Allah