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nes, à filer la laine et à rester à la maison (domi mansit, lanam fecit) ; c’étaient elles dont il avait fait consigner dans un journal toutes les actions et toutes les paroles, afin qu’elles apprissent à les régler, qu’il avait éloignées tellement des étrangers, qu’il écrivait à un jeune patricien : « Tu as commis une indiscrétion en allant visiter ma fille à Baia. » Ses petits-fils avaient reçu de lui-même leur première instruction, y compris la natation et l’alphabet ; il s’était même attaché (chose bizarre) à ce qu’ils sussent contrefaire son écriture. Il ne soupait jamais sans les avoir couchés au-dessous de lui ; en route ils marchaient devant lui, ou se tenaient à cheval auprès de sa litière. Par des adoptions, par des divorces, par des mariages, tout-puissant dans sa famille comme dans la république, il avait arrangé à loisir et en toute satisfaction les combinaisons de sa dynastie.

Mais il y a une fatalité contre les combinaisons de ce genre ; ce sont comme les pactes de famille dans les états modernes. La mort et l’infamie se mirent dans la dynastie des Césars. Pendant que ses deux petits-fils lui étaient enlevés en dix-huit mois, Auguste était obligé de punir de mort leur propre confident, de renfermer son fils adoptif Agrippa, âme vile et insolente ; de mettre à mort un de ses plus chers affranchis qui avait séduit des femmes romaines ; mais rien ne l’accabla comme les désordres des deux Julies ; il s’en plaignit au sénat, non par lui-même, mais par une lettre dont il chargea un questeur ; il n’osa se montrer au dehors, il pensa faire mourir sa fille : elle avait une affranchie qui, compromise dans les fautes de sa maîtresse, se pendit de désespoir. « Que n’étais-je plutôt, disait Auguste, le père de cette Phébé ! » Sa fille, reléguée dans une île, fut privée, par ses ordres, de tout bien-être dans sa vie, de toute communication avec le dehors ; il fallut, avant qu’il l’autorisât à voir personne, qu’on lui donnât un signalement du visiteur : son âge, sa figure, et jusqu’aux signes particuliers, comme disent nos passeports, quibus corporis notis vel cicatricibus, tant il craignait qu’un de ses amans n’arrivât jusqu’à elle. Sa petite-fille, après sa condamnation, eut un enfant, il défendit qu’on l’élevât. Ces deux femmes et Agrippa étaient l’objet de sa perpétuelle douleur ; il n’y pensait pas sans s’écrier avec le poète :

Mieux vaut vivre sans épouse et mourir sans enfans.