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presque aussi nues que la plaine, ferment ce grand et vide horizon. Parallèlement à la mer, les trois temples s’élèvent du milieu des joncs et des hautes herbes. Sur cette grève, où le flot est toujours ému, ces colonnes cannelées figurent des groupes de femmes naufragées et enveloppées des plis transparens de leurs tuniques. La ligne horizontale de la mer se combine avec la ligne de l’architecture, qu’elle prolonge à l’infini sur un plan d’azur. Les vapeurs, que le soleil soulevait en ce moment de l’herbe des maremmes, entouraient les portiques pythagoriciens d’une atmosphère dorée. L’air était doux, quoique fort malsain. Point de vent, point de nuages, point de murmure dans la campagne. Ces ruines, les seules habitantes de ce désert de la grande Grèce, semblaient avoir communiqué, à tout ce qui les entourait, leur silencieuse rêverie.

J’entrai dans une locanda délabrée qui est tout près de là : il y restait un Calabrois malade. Cette masure, sous ce ciel de Pythagore, rappelait les demeures ensorcelées que l’on rencontre dans le livre fiévreux d’Apulée. C’était le même dénuement avec la même magie dans les souvenirs et les noms environnans. Je demandai à mon misérable hôte quelque nourriture : il m’apporta du lait caillé et du pain. Je m’assis près d’une table ; mais au lieu de manger, je m’endormis sous l’air pesant et le vampire de la maremme, car la chaleur était encore excessive, quoique l’on fût en octobre. J’eus alors un rêve qu’il m’est difficile d’oublier. L’Italie, que je venais de parcourir, me paraissait tout entière privée d’habitans ; mais, peu à peu, toutes ces images d’art que j’avais rencontrées et adorées le long de mon chemin, se réveillèrent du froid du marbre et se détachèrent des cadres des tableaux : ces conceptions idéales devinrent des personnages réels, qui se mirent à marcher çà et là, à la place des habitans qui n’étaient plus. C’était comme un peuple de ressuscités plus beau que le peuple des vivans qui avaient disparu. Les innombrables figures, nées de la fantaisie des Vénitiens, secouèrent, les premières, la poussière qui les couvrait. Elles s’assemblèrent à pas légers sur le Lido, et murmurèrent entre elles une langue gazouillante, et colorée comme les flots de l’Adriatique. Monna-Lisa, de Léonard de Vinci, se pencha pour se mirer au bord du lac Garda ; les Sibylles, de Michel-Ange, s’assirent dans la campagne de Rome ; et le Jour et la Nuit, de la chapelle Saint-Laurent, se soulevèrent en frissonnant, comme de célestes bohémiens. Dans le Campanile de Giotto, montaient et redescendaient, sans repos, les bienheureux anachorètes de Fiesole, qui, n’étant plus retenus par la crainte des vivans, quittaient les cellules et les fresques des cloîtres. Sur tous les rivages, que d’anges et d’archanges descendirent du vieux ciel de l’art byzantin, et vinrent se reposer sur la plage en fermant leurs ailes d’or ! De leurs violes toscanes ils tiraient des sons ineffables, et tels que