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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

roule comme un fleuve infernal à travers sa campagne maudite. On entend des soupirs qui sortent par bouffée des rocailles de Roma-Vecchia. Quand les éclairs plus fréquens jaillissent, ils entourent d’une auréole de colère la cime du Colysée, la tour de Néron, les créneaux du môle d’Adrien, et les hauts obélisques des places. On dirait que le sépulcre du vieux monde s’ouvre et se ferme sous une main invisible. Alors les ruines, que dorait auparavant un brillant soleil, sont plus blêmes que des spectres. Une odeur fade s’exhale des orties en fleur des Thermes. À mesure que les nuages entassent leur architecture flamboyante, ils deviennent couleur de sang. À la fin, leur cité vagabonde crève sur le front de la cité condamnée. C’est l’heure où les chiens égarés s’abritent dans le tombeau de Cecilia Metella. La petite porte de bois qui ferme le jardin des Césars, sur le mont Palatin, s’agite en criant sous les pieds des bouquetins et des chèvres errantes. Si en ce moment l’angelus tinte à la cloche de Saint-Onuphre, ce faible son est bientôt répété par mille autres ; à peine ce dernier bruit se meurt, qu’un immense murmure s’exhale de terre. Les confréries des morts élèvent leurs chants lamentables sur le penchant de l’Aventin. La Rome chrétienne s’agenouille sur le sépulcre de la Rome païenne ; tout redit au loin dans la nuit : Miserere ! miserere !

À la Rome du moyen-âge appartiennent les cloîtres bysantins, les basiliques, les peintures en mosaïque. Ces dernières surtout, quoique peu remarquées, sont certainement les monumens qui sont le plus empreints de l’esprit des premiers temps du christianisme. L’époque qu’elles reproduisent est celle où l’art, tout sacerdotal, n’était qu’une dépendance de la liturgie. D’ailleurs, dans ces peintures se retrouve la même barbarie que dans la langue des pères de l’Église, avec le même genre de sublimité quand elles s’élèvent jusque-là. Leurs rapports naturels, dans Rome, sont avec les catacombes, avec les coupoles lombardes, avec le chant grégorien, avec le vieil orgue de Bysance, avec la poésie des litanies et du Dies iræ. Je me souviendrai long-temps de celle de Saint-Paul hors des murs. On sait que cette basilique du IVe ou du Ve siècle a été brûlée de fond en comble en 1822. Quand je la vis, il ne restait que l’apside du chœur ; mais cette partie, la seule qui ait été sauvée, était aussi la plus précieuse ; car elle est remplie, du haut en bas, par la peinture la plus gigantesque qui existe assurément. Le Christ qui en fait le sujet est debout ; il est grand de toute la hauteur de l’église. Ses pieds touchent le pavé, sa tête soutient la voûte. Quoique ce colosse soit certes d’une forme barbare, la religion qui règne dans ses traits, dans sa pose, dans son geste, est si profonde, que j’en fus saisi comme de la vue d’un portrait liturgique, esquissé par la main d’un martyr. Le Christ des premiers âges était là pensif sur les ruines de son église. Sous ses pieds croissaient