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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

sans fermes, sans habitans, elle est aussi sans ombrages et sans forêts. Il est plus facile de dire ce qui lui manque que ce qu’elle renferme ; point de murailles, point de haies pour diviser les champs ; rien de ce qui fait ailleurs la vie champêtre ; point de chariots roulans, ni d’instrumens de labour ; point de prairies, point de sillons ; ni plaines, ni montagnes. La figure de ce terrain, rompu en terrasses et en ligne droite, a une sorte d’analogie avec la majesté des formes romaines ; et la grandeur de ces plateaux semble taillée sur le même plan que l’architecture et que l’ordre rustiques. Du côté de la Sabine, les redans de Tivoli, de Frascati, ouvrent sur la plaine de larges voûtes d’ombre ; l’horizon est fermé par la corniche du Monte-Cavo. Ce qu’il y a d’étonnant ; c’est que dans cet espace, circonscrit de toutes parts, il y a encore plusieurs places que la géographie n’a point explorées[1], et qui restent en blanc sur ses cartes, comme si elles étaient au centre de l’Asie. À l’endroit où le sol se brise, des ruisseaux encaissés roulent sous des arches de plantes grimpantes et de vignes sauvages, où s’abritent toujours une foule d’oiseaux de marais. Le Tibre seul coule à fleur de terre dans son lit volcanique, où il se recourbe et se replie sans cesse. En remorquant un bateau, des buffles bruns laissent tomber dans ses flots, comme un fardeau, leur ombre velue. Du haut des plateaux, vous voyez surgir une des tours féodales des Colonna ou des Orsini, ou bien des aqueducs qui traversent la campagne dans tous les sens, comme des escadrons rompus, ou, dans un ravin, quelque petit pont recouvert de créneaux pour défendre le péage, ou une misérable locande, d’un blanc mat, exhaussée sur des tas de débris, et quelquefois sur un tombeau. Par delà de minces barrières qui, à de grands intervalles, divisent cette campagne déserte, passent de noirs troupeaux de cavales effarées : un seul berger les suit à cheval et armé de son grand bois de lance. Plus on approche, plus la solitude augmente. Enfin, à la descente d’un mamelon, vous apercevez à la fois, là-bas dans la plaine, un coin de la ville et une échappée du golfe d’Ostie : Rome et la mer, ces deux infinis ensemble.

Si au lieu d’entrer, selon l’usage, par la porte du Peuple, vous entrez par celle qui touche au Monte-Mario, vous aurez un spectacle affreux, mais analogue à celui que vous venez de quitter. Au-dessus de la muraille, vous verrez, pour inscriptions, des têtes de morts entassées dans des cages de fer. Pour ma part, une des premières choses qui me frappèrent en arrivant, ce furent ces crânes de morts qui ricanaient, comme dans le préambule de la tragédie d’Hamlet, sur la porte de la ville éternelle.

  1. Voyez la carte de sir Geli. 1834.