les habitudes uniformes prolongent en général la vie dans des proportions à peu près égales pour tous les individus. Les longévités sont remarquables, mais la vie finit tout entière. Les intérêts ou l’orgueil de la famille ne font ressortir aucun nom de préférence, et la rivalité du sang n’existant pas, l’égalité de la tombe est solennelle, complète. Cette égalité efface vite les biographies. La règle défend d’en écrire aucune sans une canonisation en forme, et cette prescription est encore une pensée de force et de sagesse. Elle met un frein à l’orgueil, qui est le vice favori des ames vertueuses ; elle empêche l’humilité des vivans d’aspirer à la vanité de la tombe. Au bout de cinquante ans, il est donc bien rare que la tradition ait gardé quelque fait particulier sur une religieuse, et ces faits sont d’autant plus précieux.
Comme la prohibition d’écrire ne s’étend pas jusqu’à moi, je veux vous faire mention d’Agnese de Catane, dont on raconte ici la romanesque histoire. Novice pleine de ferveur, à la veille d’être unie à l’époux céleste, elle fut rappelée au monde par l’inflexible volonté de son père. Mariée à un vieux seigneur français, elle fut traînée à la cour de Louis XV, et y garda son vœu de vierge selon la chair et selon l’esprit, quoique sa grande beauté lui attirât les plus brillans hommages. Enfin, après dix ans d’exil sur la terre de Chanaan, elle recouvra sa liberté par la mort de son père et de son époux, et revint se consacrer à Jésus-Christ. Lorsqu’elle arriva par le chemin de la montagne, elle était richement vêtue, et une suite nombreuse l’escortait. Une foule de curieux se pressait pour la voir entrer. La communauté sortit du cloître et vint en procession jusqu’à la dernière grille, les bannières déployées et l’abbesse en tête, en chantant l’hymne : Veni, sponsa Christi. La grille s’ouvrit pour la recevoir. Alors la belle Agnese, détachant son bouquet de son corsage, le jeta en souriant par-dessus son épaule, comme le premier et le dernier gage que le monde eût à recevoir d’elle ; et arrachant avec vivacité la queue de son manteau aux mains du petit Maure qui la portait, elle franchit rapidement la grille, qui se referma à jamais sur elle, tandis que l’abbesse la recevait dans ses bras, et que toutes les sœurs lui apportaient au front le baiser d’alliance. Elle fit le lendemain une confession générale des dix années qu’elle avait passées dans le monde, et le saint directeur trouva tout ce passé si pur et si beau, qu’il