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pour endosser le reproche, mais je ne répondrais pas que la pensée ne fut écrite un soir en rentrant d’un de ces soupers de demi dieux, où M. le Duc poussait de champagne Santeuil.

La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l’idée de traduire Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur de sa traduction quelques-unes de ses propres réflexions sur les mœurs modernes. Cette traduction de Théophraste n’était-elle pour lui qu’un prétexte ou fut-elle vraiment l’occasion déterminante et le premier dessein principal ? On pencherait plutôt pour cette supposition moindre, en voyant la forme de l’édition dans laquelle parurent d’abord les Caractères, et combien Théophraste y occupe une grande place. La Bruyère était très pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que tout est dit que l’on vient trop tard après plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Il se déclare de l’avis que nous avons vu de nos jours partagé par Courier, lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l’on peut, et les imiter quelquefois : « On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s’il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation. » Aux anciens, La Bruyère ajoute les habiles d’entre les modernes comme ayant enlevé à leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C’est dans cette disposition qu’il commence à glaner, et chaque épi, chaque grain qu’il croit digne, il le range devant nous. La pensée du difficile, du mûr et du parfait l’occupe visiblement, et atteste avec gravité, dans chacune de ses paroles, l’heure solennelle du siècle où il écrit. Ce n’était plus l’heure des coups d’essai. Presque tous ceux qui avaient porté les grands coups vivaient. Molière était mort ; long-temps après Pascal, La Rochefoucauld avait disparu : mais tous les autres restaient là rangés. Quels noms ! quel auditoire auguste, consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux ! Dans son discours à l’Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face ; il les avait passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l’esprit ! et Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ! et ce Roi, retiré dans son balustre, qui les domine tous ! quels juges, pour qui, sur la fin du grand tournoi, s’en vient aussi demander la gloire ! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la mesure qu’il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s’avance ; pas un ef-