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BREST À DEUX ÉPOQUES

ronne, alors que les populations épouvantées prirent la fuite, abandonnant ceux que les eaux avaient surpris, les gazettes racontèrent qu’un ancien marin, après avoir proposé les plus grandes récompenses à ceux qui voudraient le suivre, n’avait pu décider personne à le faire ; qu’alors il avait forcé, le pistolet sur la gorge, quatre matelots à entrer avec lui dans un canot et que, malgré la violence du fleuve, il avait fait le tour de l’île Saint-George, recueillant les habitans qui s’étaient sauvés dans les arbres et sur les toits. Le journal ajoutait qu’il avait continué ce périlleux sauvetage pendant trois jours et trois nuits, et qu’il avait ainsi arraché à la mort six cents personnes, qu’il avait ensuite nourries à ses frais pendant près d’un mois. Cet ancien marin était Charles Cornic. Le roi Louis XVI lui écrivit de sa propre main pour le remercier, et la ville de Bordeaux lui envoya des lettres de bourgeoisie.

Mais cet évènement avait réchauffé le sang de l’ancien corsaire. En entendant mugir à son oreille le fleuve débordé, il avait cru reconnaître la grande voix des flots ; en sentant sa barque vaciller sous ses pieds, il avait pensé un instant retrouver le tangage d’un navire sur les vagues de l’Océan. Alors les réminiscences de cette vie de dangers et de gloire qu’il avait abandonnée lui revinrent comme des parfums lointains. Il commença à regarder vers la mer avec des aspirations et des soupirs. Chaque soir, dans ses songes, il se croyait debout sur le bastingage, son porte-voix de commandement à la main, et suivant de l’œil une voile éloignée qui prenait chasse devant lui. La guerre, d’ailleurs, se préparait, et la France allait avoir besoin de mains exercées pour tenir le gouvernail de ses vaisseaux. Cornic ne put résister plus long-temps à ses désirs ; il se résigna à faire une démarche nouvelle et à demander un commandement. Après deux mois d’attente, il reçut une réponse du ministre, qui le remerciait de ses offres… et le refusait ! Ce fut le dernier coup pour lui. Il brisa son épée, et se retira à la campagne pour y mourir.

J’ai raconté longuement cette histoire d’un homme peu connu, parce qu’elle est caractéristique. Cornic a été le type de l’officier bleu, et sa vie présente le résumé des iniquités et des tortures qu’avaient alors à supporter les marins sans naissance. Ce qu’il souffrit, tous les autres le souffrirent sous des formes et à des degrés différens. Mais le jour de la justice approchait : la noblesse