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Ce cri se répète dans la batterie, et les canonniers français jettent leurs mèches à la mer. De leur côté, les Anglais, qui n’entendent plus les canons de la Félicité et ne voient plus flotter son pavillon, croient qu’elle s’est rendue et cessent de tirer. Mais Cornic a tout vu : il court à la chambre, reparaît avec un nouveau drapeau, monte lui-même sur la dunette pour le hisser, et tirant ses deux coups de pistolet sur les canons qui sont près de lui :

— Feu, garçons ! s’écrie-t-il ; votre capitaine et votre pavillon sont à leur poste : à vos pièces, et feu tant qu’il y aura un homme à bord !

Les marins obéissent avec un hourra, et le combat recommence plus acharné et plus terrible ; mais il dura peu de temps. Las d’une lutte si longue, écrasés, vaincus, les Anglais cédèrent. Les deux navires qui restaient regagnèrent Plymouth, coulant bas d’eau, et sous leurs voiles de fortune, tandis que la Félicité entrait à Brest, noire de poudre, ses épares brisés, mais toutes voiles déployées, fendant légèrement les flots, et avec le pavillon blanc fièrement cloué à son mât.

En récompense de ce merveilleux combat, Cornic fut nommé lieutenant de vaisseau, malgré les réclamations des officiers de marine, qui, pour se venger de ses succès, le mirent en quarantaine[1].

Vers cette époque, l’amiral Rodney bloqua le Hâvre-de-Grace avec une escadre considérable. Ce port manqua bientôt de munitions. Pour lui en apporter, il fallait traverser la flotte anglaise avec deux navires ; c’était une entreprise qui offrait mille chances de mort contre une de réussite. Cornic fut désigné pour la tenter, et cette fois les officiers du grand corps se turent : ils espéraient être enfin délivrés de cet aventurier audacieux dont les triomphes les empêchaient de dormir. Mais Cornic devait encore tromper leur attente. Il partit de Brest après avoir pris toutes ses mesures, arriva avant le point du jour au milieu de l’escadre ennemie, portant le pavillon d’Angleterre et poursuivant l’Agathe ; qui fuyait devant lui sous pavillon français ; il passa ainsi librement au milieu des Anglais, qui le prirent pour un des leurs, et lorsqu’il fut à la hauteur de leur

  1. Mettre un officier en quarantaine, dans le langage maritime, c’est refuser de communiquer avec lui, de le saluer et de lui parler.