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LES MONTONEROS.

de déchirer inutilement le flanc de ces pauvres bêtes, abandonnèrent l’étrier pour promener au hasard leurs terribles éperons du poitrail à la croupe. Le sang ruisselait sur les bottes ; toute observation à cet égard ne servait qu’à irriter davantage ces farouches cavaliers : plus d’une fois dans la suite, on fut contraint de laisser sur la route un cheval ouvert jusqu’aux entrailles.

On conserve toujours dans les postes quelques cavalladas de rechange ; ce fut bientôt notre seule ressource ; après avoir attendu long-temps, nous vîmes arriver, au son de la clochette fêlée, environ quatre-vingts chevaux maigres, boiteux, écorchés, les crins à moitié arrachés par les broussailles, et on tira de ces invalides de quoi former deux relais pour les dix lieues qui nous restaient à parcourir avant d’arriver au Rio Segundo.

Désormais le pays est plat ; on n’a ni mauvais pas ni fondrière à redouter. Les bois cessent un instant, et sont remplacés par la plaine aux grandes herbes ; les horizons de Santa-Fé, prolongés à perte de vue, se retrouvent encore, mais moins les ruisseaux qui donnent aux pâturages de cette province leur fertilité et la sombre couleur verte qui les distingue. Vers la droite, les montagnes, d’un bleu plus foncé encore que le ciel qui les couvre, se profilent dans le lointain jusqu’à l’endroit où elles paraissent rentrer en terre pour ressortir çà et là sous la forme de grosses pierres semblables à des monumens druidiques. Pas un cavalier n’animait cette solitude : si par hasard une maison se montrait, perdue sous son petit bois de pêchers, rien n’annonçait qu’elle fût habitée ; le postillon avait l’air inquiet ; les péons ne chantaient pas comme d’habitude, les chevaux soufflaient péniblement et penchaient la tête ; puis le vent de sud-ouest s’éleva peu à peu ; le soleil se cacha sous de gros nuages compactes qui envahirent l’horizon comme un voile sombre sur lequel se détachait plus brillant encore le beau vanneau de la Pampa, le tiroutero aux ailes armées, dressant sa crête joyeuse chaque fois qu’il jette son cri dans le ciel désert. Tout nous faisait présager un de ces orages terribles qui naissent au cap Horn, côtoient les Andes, et éclatent sous les latitudes plus élevées.

Peut-être sentîmes-nous quelque regret de nous être mis en route sous des auspices si défavorables ; et comme pour se donner un nouveau courage contre un danger d’une autre nature, l’instant de la halte fut employé à charger les armes. On mit une poignée de