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jamais ; jamais de bals, jamais de spectacles ; à peine se visite-t-on de loin en loin, et toujours selon les formes de la plus rigoureuse étiquette. L’intelligence a sombré comme le reste ; Tolède est la ville la plus ignorante peut-être de toute l’Espagne ; or, ce n’est pas dire peu. Les brillantes industries dont l’avait dotée le moyen-âge, ont péri dans le commun naufrage ; plus de ces étoffes de soie, plus de ces brocards fastueux dont la renommée était si grande en Europe ; et quant à la fabrique de ces bonnes lames, avec lesquelles nos romantiques nous égorgent depuis dix ans, ce n’est plus que l’ombre d’une ombre ; je parierais qu’il n’en sort pas, compte fait, vingt briquets de fantassin par mois ; et certes ce n’est pas faute d’administrateurs, car, selon l’usage de cette oisive Espagne, terre de sinécures, il y a là plus de directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, qu’il n’y a d’ouvriers. Pour un homme qui obéit et qui travaille, il y en a trois qui commandent et qui ne font rien.

Mais rentrons dans la cathédrale, car c’est notre centre naturel, et tout Tolède est là. Il faut y aller tous les jours, il faut la voir à toute heure, car, tous les jours et à toutes les heures, elle a des effets nouveaux et imprévus. La matinée appartient aux pompes de la messe ; elle s’y célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu ; les robes rouges et blanches des officians tranchent fortement sur les teintes mélancoliques de la nef ; la robe noire des chanoines est plus sévère, plus imposante, et à voir leur longue queue traînante, portée par les enfans de chœur, vrais pages de ces gentilshommes de l’autel, on les prendrait bien plutôt pour des princes de la terre, que pour les humbles serviteurs du Christ, le fils du charpentier. Je sais bien que ce sont là des acteurs qui jouent une pièce étudiée sur un théâtre qui leur est familier ; mais, quoique la vie ait déserté ces fantômes, quoique le froid de la mort leur ait glacé le cœur, ils ont l’esprit de leur rôle, et en portent le costume avec habitude et une tenue qui n’est pas sans dignité.

Le soir, quand les derniers rayons du soleil couchant se jouent à travers les vitraux et les embrasent de leurs splendeurs expirantes, la scène change ; c’est l’heure des recueillemens solitaires et des prières voilées ; à genoux à l’ombre des autels les plus écartés, quelques femmes, cachées dans leur mantille, viennent répandre aux pieds du grand consolateur invisible de secrètes douleurs et des larmes mystérieuses. Ô paix d’en haut, descendez dans l’ame