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une bande y rentrait sous la garde d’un alguazil, qui avait plus mauvaise façon qu’eux tous ; ceux-là, armés de pelles et de pioches, revenaient de travailler aux chemins, — chemins qui, par parenthèse, n’existent pas, car il n’y a pas même de route ouverte entre Tolède et Madrid ; la diligence passe à travers champs, et un attelage de douze mules est à peine suffisant pour la tirer, l’hiver, des inextricables boues des jachères. — Quand je fus rendu au grand jour ou plutôt au grand air, car il faisait nuit, un alguazil en haillons, un de ceux-là même qui étaient commis à la garde des forçats, s’approcha de moi et m’offrit ses civilités ; je compris qu’il s’agissait de la propina classique, je lui glissai la peseta en lui faisant remarquer qu’il était un berger bien peu soigneux et qu’il ne dépendait que de ses brebis de s’échapper du bercail selon leur bon plaisir. — « Cela ne s’est jamais vu sous mon administration, répondit-il d’un air magistral, j’ai l’œil sur eux. » — Or, il mentait évidemment, car il avait l’œil sur ma piécette, et la serrant dans sa poche, il eut l’air de la trouver de meilleur aloi que mon observation.

Malgré ces périls, et beaucoup d’autres dont les nuits de Tolède sont semées, il vaut la peine de les affronter. Je ne sais rien de plus poétique qu’une promenade nocturne à travers le dédale des rues ; il est inutile de dire, car on le devine, que l’innovation des réverbères n’a pas pénétré jusque-là ; heureux les carrefours qui ont des madones dans leurs niches, pourvu toutefois que les dévots aient soin d’entretenir d’huile les lampes de leur céleste patrone, et que le sereno (guet) ne la vole pas pour son usage. Aux lieux où ces trois conditions se trouvent réunies, et là seulement, on peut espérer de voir à se conduire ; mais n’y vît-on pas du tout, il faudrait encore tenter l’aventure ; une excursion nocturne dans le cœur de Tolède est une excursion en plein moyen-âge, et rien n’est plus propre à initier à la vie intérieure de nos pères ; on la comprend là d’intuition ; on la respire pour ainsi dire, on s’en pénètre, et pas un livre, pas une chronique n’en sauraient donner une idée aussi complète, un sentiment aussi vif.

Ces lourdes portes, si scrupuleusement verrouillées, redoutent encore les surprises violentes et les hostilités audacieuses d’une maison rivale ; ces balcons de fer attendent l’échelle de soie qu’y attacha la main blanche des jeunes filles ; et là-bas, au bout de cette longue rue tortueuse, ne voyez-vous pas poindre une com-