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L’ESPAGNE EN 1835.

la Tolède que j’étais venu chercher, la Tolède du moyen-âge. De toutes les villes de la Péninsule, l’ancienne capitale des Espagnes est la plus semblable à elle-même, celle que le cours des temps a le moins modifiée. Les siècles ont passé sur elle sans presque l’effleurer de leur aile ; elle s’est conservée pure d’alliage étranger, elle a maintenu, avec une opiniâtreté singulière son individualité native. C’est une monnaie bien frappée dont le coin a encore tout son relief, et elle ne paraît pas disposée à le perdre de longtemps. Tolède est bâtie sur une montagne de granit au pied de laquelle coule le Tage ; les maisons descendent jusqu’au fleuve ; elles sont de briques et jetées les unes sur les autres sans ordre, sans plan ; les rues, percées au hasard, s’en vont comme elles peuvent, décrivant mille sinuosités où il est impossible de s’orienter ; elles sont si étroites, qu’on peut aisément se donner la main d’une maison à l’autre, et si escarpées, que la Sierra-Morena n’a pas de plus rudes sentiers ; on a bien poussé le luxe jusqu’à les paver, mais si mal et de cailloux si inégaux, si aigus, qu’il faudrait, pour y marcher sans péril et sans douleur chausser, en franchissant la porte, les alpargatas montagnardes ; un seul de ces sentiers tortueux décorés du nom de rues est accessible aux carrosses, mais comme il n’y en a qu’un dans toute la ville (et quel carrosse !), celui de monseigneur l’archevêque, la privation est peu sentie. En revanche, les rues sont encombrées d’ânes auxquels on est obligé de disputer le passage à chaque instant, ce qui n’est pas un petit labeur dans ces étroits défilés ; comme la ville n’a pas une seule fontaine, on est obligé d’aller puiser l’eau au Tage ; flanqués de deux amphores de terre à large ventre, ce sont les ânes qui font l’office de porteurs d’eau, et qui s’en vont dispensant de porte en porte l’onde rare et coûteuse. Les distributeurs d’eau lustrale n’y mettaient pas plus de solennité.

Une seule rue est un peu fréquentée, grâce aux deux rangs de boutiques qui la bordent, c’est la rue des négocians ; elle aboutit au Zocodover, place du Marché[1] ; mais, à l’exception de cette rue unique, toutes les autres sont désertes et l’herbe y croît. Je me rappelle avoir fait sentinelle une heure entière dans l’une des plus larges et des plus apparentes ; or, durant toute cette longue heure, il

  1. Chez les Maures, le Soco est le marché. L’étymologie arabe est visible.