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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

voile de vapeurs matinales, qu’est-ce que tout cela auprès de l’Atlas ? Je regarde l’horizon, cette patrie des ames inquiètes, tant de fois interrogée et si vainement possédée ! Je ne vois plus que l’espace infranchissable !… heureux homme ! tu parcours ces monts sauvages, cette chaîne robuste, échine formidable du vieil univers ! Quelles neiges, quels éclatans soleils, quels cèdres bibliques, quels sommets pythonitiens, quels palmiers, quelles fleurs inconnues tu possèdes ! Ah ! que je te les envie ! Et moi qui te reprochais tout à l’heure d’avoir pu quitter la rochaille ! — Hélas ! tu es peut-être dans une de ces dispositions de tristesse et de fatigue où rien de ce qu’on possède ne console de ce qu’on voudrait avoir possédé. Poètes, poètes ! race ingrate, capricieuse et chagrine ! Que veux-tu donc ? Où aspires-tu ? Qui donc t’a donné cette puissance et toute cette pauvreté ? Que fais-tu de tes vastes désirs quand tu possèdes ? Où trouves-tu tes ressources surhumaines quand tu es malheureux ? Je suis là, moi, abîmée dans les délices des champs, oubliant que toute ma vie est dans le plateau d’une balance dont l’équilibre varie à chaque instant ; acceptant, sans y songer, des amertumes qui m’eussent déterminée au suicide, si je les eusse prévues il y a deux ans, lorsque je t’écrivais : « Tout est fini pour moi. »

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On vient d’ouvrir l’écluse de la rivière. Un bruit de cascade, qui me rappelle la continuelle harmonie des Alpes, s’élève dans le silence. Mille voix d’oiseaux s’éveillent à leur tour. Voici la cadence voluptueuse du rossignol ; là, dans le buisson, le trille moqueur de la fauvette ; là-haut, dans les airs, l’hymne de l’alouette ravie qui monte avec le soleil ; l’astre magnifique boit les vapeurs de la vallée, et plonge son rayon dans la rivière, dont il écarte le voile brumeux. Le voilà qui s’empare de moi, de ma tête humide, de mon papier… Il me semble que j’écris sur une tablette de métal ardent… tout s’embrase, tout chante ; les coqs s’éveillent mutuellement et s’appellent d’une chaumière à l’autre ; la cloche de la ville sonne l’angélus ; un paysan, qui recèpe sa vigne au-dessous de moi, pose ses outils et fait le signe de la croix… À genoux, Malgache ! où que tu sois, à genoux ! Prie pour ton frère, qui prie pour toi.

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Il doit être huit heures, le soleil est chaud, mais à l’ombre l’air est encore froid. Me voici au revers du rocher dans le plus pro-