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de rugissemens haineux, tant de plaintes stupides, quand ses besoins grossiers ne sont pas satisfaits ? Pourquoi s’est-elle fait une existence toute matérielle, où la partie sublime d’elle-même s’est éteinte ?

Ah ! de là est venu tout le mal qui la dévore. Cybèle, la bienfaisante nourrice, a vu ses mamelles se dessécher sous des lèvres ardentes. Ses enfans, saisis de fièvre et de vertige, se sont disputé le sein maternel avec une monstrueuse jalousie. Il y en a eu qui se sont dits les aînés de la famille, les princes de la terre ; et des races nouvelles sont écloses au sein de l’humanité, races d’exception qui se sont prétendues d’origine céleste et de droit divin, tandis qu’au contraire Dieu les renie. Dieu qui les a vus éclore dans le limon de la débauche et dans l’ordure de la cupidité.

Et la terre a été partagée comme une propriété, elle qui s’était vue adorée comme une déesse. Elle est devenue une vile marchandise ; ses ennemis l’ont conquise et dépecée. Ses vrais enfans, les hommes simples qui savaient vivre selon les voies naturelles, ont été peu à peu resserrés dans d’étroites enceintes, et persécutés jusqu’à ce que la pauvreté soit devenue un crime et une honte, jusqu’à ce que la nécessité ait fait des opprimés les ennemis de leurs ennemis, et qu’on ait donné à la juste défense de la vie le nom de vol et de brigandage ; à la douceur, le nom de faiblesse ; à la candeur, celui d’ignorance ; à l’usurpation, ceux de gloire, de puissance et de richesse. Alors le mensonge est entré dans le cœur de l’homme, et son entendement s’est obscurci au point qu’il a oublié qu’il y avait en lui deux natures. La nature périssable a trouvé les conditions de son existence si difficiles au sein des sociétés, elle a goûté à tant de sources d’erreur, elle s’est créé des besoins si contraires à sa destination, elle s’est tant laissé transformer et troubler, qu’il n’y a plus eu dans la vie humaine le temps nécessaire pour la vie intellectuelle. Tout s’est réduit, dans les desseins, dans les nécessités et dans les désirs de l’homme, à satisfaire les appétits du corps, c’est-à-dire à être riche.

Et voilà, hélas ! où nous en sommes. Les hommes qui sont moins sensibles aux douceurs de la table, à l’éclat des vêtemens et aux amusemens de la civilisation, qu’à la contemplation et à la prière, sont aujourd’hui si rares, qu’on les compte. On les méprise comme des fous, on les bannit de la vie sociale, on les appelle poètes.