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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

riles, et moins funestes que la mienne ; tu auras une vieillesse glorieuse au sein d’une destinée humble et pénible. Oh ! mon ami, qu’on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu’on mette entre mes mains le soc de cette charrue, avec laquelle tu ouvres un si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon désespoir, et j’emploierai la force qui est en moi, et que la société repousse comme une source d’erreurs et de crimes.

Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s’il y a dans ce cœur déchiré des passions viles, des lâchetés, le moindre détour perfide, le moindre attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m’élève au-dessus de tant d’êtres méprisablement médiocres dont le monde est encombré, ce n’est pas le vain éclat d’un nom, ni le frivole talent d’écrire quelques pages. Tu sais que c’est la forte passion du vrai, le sauvage amour de la justice. Tu sais qu’un orgueil immense me dévore, mais que cet orgueil n’a rien de petit, ni de coupable, qu’il ne m’a jamais portée à aucune faute honteuse, et qu’il eût pu me pousser à une destinée héroïque, si je n’eusse point eu le malheur d’être femme. Eh bien ! mon ami, que ferai-je de ce caractère ? Que produira cette force d’ame qui m’a toujours fait repousser le joug de l’opinion et des lois humaines, non en ce qu’elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu’elles ont d’odieux et d’abrutissant ? À qui les ferai-je servir ? Qui m’écoutera, qui me croira ? Qui vivra de ma pensée ? Qui, à ma parole, se lèvera pour marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le monde ? Personne. — Eh ! si du moins je pouvais élever mes enfans dans ces idées, me flatter de l’espoir que ces êtres, nés de mon flanc, ne seront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur noble fierté, dévouées dans leurs vertueuses affections jusqu’au martyre ; si je pouvais faire d’eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu et leur destination sur la terre ! Mais cela ne se pourra point. Mes enfans, condamnés à marcher dans la fange des chemins battus, environnés des influences contraires, avertis à chaque pas, par ceux qui me combattent, de se méfier de moi et de ce qu’on appelle mes rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur les obstacles de la vie réelle ;