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les ressources de l’Attique, pour ne recueillir du poème national que deux fragmens étrangers aux traditions locales d’Athènes. Ou bien, si, conformément à l’opinion des anciens, ces poètes cycliques ne faisaient que végéter aux pieds d’Homère, d’où venait cette différence ? Assurément de la différence de génie et de la supériorité d’un seul sur tous les autres. On n’échappe à cette conséquence que par la réhabilitation tardive que l’on a voulu faire des cycliques, contre le sentiment formel de la haute antiquité. Entre Athènes ou Alexandrie il faut choisir.

Que de difficultés et de faux-fuyans pour aboutir à un prodige ! Je doute qu’il en coûtât davantage de revenir à la tradition toute simple, telle qu’elle a été si long-temps acceptée par le bon sens du genre humain. En effet, que met-on en balance de ces contradictions évidentes, insolubles ? Que leur oppose-t-on pour rejeter l’unité d’Homère ? la difficulté d’admettre que ses poèmes aient été inventés sans l’usage de l’écriture ; objection qui tire toute sa force d’une manière fausse de considérer le procédé de composition des poètes antiques.

Il ne faut pas oublier que le chant était alors un élément inséparable de leur art, un moyen de conservation et de transmission tel, qu’il a pu être pour eux ce que l’écriture est devenue pour le moyen-âge, l’imprimerie pour les temps modernes. On est trop enclin à se représenter ces vieux poètes, à la manière des contemporains, seuls avec leur inspiration et leur sujet, gardant tristement, comme l’avare, le secret de leur œuvre jusqu’à ce qu’elle soit achevée. Rien de pareil chez eux à cet isolement. Jamais ils n’étaient séparés du peuple. Ils vivaient au sein d’une atmosphère éternellement résonnante, où la moindre de leurs paroles était aussitôt recueillie. À peine avaient-ils chanté une rhapsodie, mille mémoires s’en emparaient autour d’eux ; mille voix la répétaient et se la transmettaient l’une à l’autre. Cet écho de tout un peuple vibrant, c’était là leur publicité et leur manière de fixer leurs pensées. Il y a quelque chose de vrai dans cette idée, que les poèmes homériques ont été composés par fragmens. Cela veut dire que le poète ne les a pas entassés tous à la fois dans sa mémoire, comme un écrivain moderne entasse les pages de son livre. Ce n’étaient point des livres que ces heureux poètes composaient ; et quand on s’occupe d’eux, on ne pourrait trop oublier tout ce qui se rapporte