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jamais résonné, que les sept villes se fussent disputé une ombre, que cet immense festin dont Eschyle avait recueilli les débris, n’eût été qu’une illusion, et ce génie incomparable un néant qui n’avait été possédé par personne ? Certes, voilà, aujourd’hui, le vieillard de Chio plus misérable qu’il ne fut jamais sur les chemins poudreux de l’Ionie, si le monde continue d’accepter ses chants, et lui refuse en retour le pain de miel de sa gloire accoutumée. Le rhapsode immortel a erré et chanté depuis trois mille ans sur le seuil de tous les peuples. Tous ont cru en lui ; tous ont lavé ses pieds et touché avec respect ses vêtemens ; et lui s’en allait, errant de siècles en siècles, recueillant de chaque nation nouvelle une couronne nouvelle. Il est bien tard après cela pour le traiter de fantôme, et quand même aujourd’hui le siècle viendrait à bout de lui arracher sa couronne, qu’en ferait-il ?

Mais la question de l’existence d’Homère n’est point une question de simple curiosité. Elle tient à toutes les origines de la poésie. Il ne peut y avoir de système de critique littéraire qui n’ait sur ce sujet sa solution. Selon que cette solution est déterminée dans un sens ou dans un autre, on change les bases même de l’art ; ce que l’on admet pour Homère peut être appliqué à d’autres noms, à d’autres temps, et devenir surtout la règle de l’épopée ; en sorte qu’il s’agit ici d’une loi générale bien plus que d’un accident particulier. Aussi, n’est-il aucun fait de l’histoire littéraire qui soit discuté de nos jours encore avec plus d’obstination par la critique européenne.

Le premier qui dénia formellement l’existence à Homère, fut ce même Vico que l’on rencontre à l’entrée de toutes les routes philosophiques, espèce de Titan qui agite sur leurs gonds les portes des songes. Pour lui, il débuta par réduire Homère à une abstraction. Il en fit l’écho, la voix de la Grèce antique ; écho de la parole divine, voix de la foule qui n’appartient à personne, ame des temps héroïques, où chaque bouche était d’or, où chaque homme était rhapsode. Cette audacieuse métaphysique toucha peu son époque. Le vieil aveugle n’en fut point ébranlé sur son piédestal, et personne ne comprit alors ce que l’on gagnait à cette manière de douter qui débutait sur le ton des oracles de Thrace.

Toutefois, le signal avait été donné ; le siècle ne devait pas finir sans que la critique allemande acceptât, pour son compte, la