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chose qui pût se comparer à cette marche ascendante de basses, qui semble un escalier de marbre fait pour soutenir l’édifice de cet air sublime ! Et dire que de pareils chefs-d’œuvre sont bannis de la scène, et qu’il faut se résigner à n’en jamais entendre à l’avenir que des fragmens, jetés au hasard au milieu d’un concert ! Quand il s’agit d’un opéra de M. Halévy ou d’un ballet pour les deux Ellsler, à la bonne heure, on prodigue tout : les cortéges se forment, les tables s’élèvent, les jardins fleurissent ; mais pour le chevalier Gluck, pour l’homme de génie, on ne saurait rien faire, et pourtant il vous demande si peu de chose : quelques aunes de drap pour couvrir ses vieux Grecs, quelques palais de marbre sans dais de velours fleurdelysé, ni dressoirs à vaisselles d’or et d’argent. Au besoin, vous pourriez le satisfaire avec les châssis dont la Révolte au Sérail ne veut plus, et les étoffes que les comparses de la Juive repoussent d’un pied dédaigneux. Vraiment c’est une dérision ! Si vous êtes théâtre royal, faites donc un jour quelque chose pour la royauté de l’art.

Du Conservatoire à l’Opéra-Comique il y a loin, aussi loin que de Gluck à M. Auber ; et vraiment, on a quelque pudeur à laisser Iphigénie en Tauride pour s’occuper des Chaperons blancs ou de Sarah la folle.

Autrefois les invocations à la Muse aidaient merveilleusement ces transitions brusques du sublime au genre gracieux, dont le but unique est de plaire ; et, quand le regard de la pensée se détourne de ces monumens indélébiles pour se porter ailleurs, sur de petits objets, on est prêt à s’écrier : « Ô Muse, fais que je change de ton et chante maintenant selon le mode français ! » La fécondité de M. Auber tient du prodige ; le voilà qui donne un opéra par mois. À l’avenir, selon que les mois auront trente jours ou trente et un, les opéras de M. Auber seront en un acte ou bien en trois. Il est rare que la renommée d’un musicien gagne quelque chose à cet excès de production, lors même qu’il serait sollicité par son inspiration (et certes, M. Auber n’est plus guère dans ce cas aujourd’hui), il devrait s’efforcer d’y mettre un frein et s’abstenir, autrement il s’épuise, et le public se lasse de l’entendre, et même, plus souvent, le public ingrat le repousse lorsqu’il est encore plein de vie et de force. Entre l’homme qui produit avec obstination et le public qui l’écoute, une lutte fatale s’engage ; il faut tôt ou tard que l’un des deux succombe, et c’est justement à cette lassitude du public qu’on doit attribuer le peu de succès du dernier ouvrage de M. Auber. Il est faux, comme plusieurs l’ont soutenu, que cette partition-là soit indigne de l’auteur du Philtre et du Serment. En général, les admirateurs du talent de M. Auber me semblent être injustes envers les Chaperons blancs. À tout prendre, je conçois que les gens qui proclament la Muette un chef-d’œuvre hors de