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La danse et la danseuse s’emparèrent avec force de toute mon attention. Ce n’était pas la danse classique que nous voyons encore dans nos grands ballets. Ce n’étaient pas ces alexandrins dansés, ces sauts déclamatoires, ces entrechats d’antithèses, cette passion noble qui pirouette à vous donner le vertige, au point qu’on ne voit plus rien que ciel et tricot, rien qu’idéal et mensonge. En vérité, rien ne me contrarie plus que le ballet de l’Opéra de Paris, où s’est conservée dans toute sa pureté la tradition de cette danse classique, pendant que les Français ont renversé le vieux système dans les autres arts, dans la poésie, la musique et la peinture. Mais il leur sera difficile de faire dans l’art de la danse une semblable révolution, à moins qu’ils n’aient recours ici, comme dans leur révolution politique, à la terreur, et qu’ils ne guillotinent les jambes aux danseurs endurcis de l’ancien régime. Mlle Laurence n’était pas une grande danseuse. Les pointes de ses pieds n’étaient pas très souples, ses jambes n’étaient point rompues à toutes les dislocations possibles, elle n’entendait rien à la danse telle que l’enseigne M. Taglioni, mais elle dansait comme la nature commande aux hommes de danser. Toute sa personne était en harmonie avec ses pas. Ce n’étaient pas seulement ses pieds, mais son corps entier qui dansait, son visage même dansait… elle devenait pâle parfois, mais d’une pâleur mortelle, ses yeux s’ouvraient tout grands comme ceux d’un spectre : autour de ses lèvres palpitaient la curiosité et l’effroi, et ses cheveux noirs qui encadraient ses tempes dans des ovales lisses, voletaient en se soulevant comme deux ailes de corbeau. Ce n’était pas là en effet une danse classique, ni une danse romantique non plus, comme l’entendrait un Jeune-France. Cette danse n’était ni moyen-âge, ni vénitienne, ni bossue, ni macabre, ni moralité, ni clair de lune, ni inceste… C’était une danse qui ne visait pas à amuser par des formes de mouvemens extérieurs ; ces formes semblaient au contraire les mots d’une langue particulière. Mais que disait cette danse ? Je ne pus la comprendre, avec quelque passion que se démenât ce langage. Je soupçonnai seulement par instans qu’il y était question de choses douloureuses et sombres. Moi qui, d’ordinaire, entends si facilement tout sens figuré, je ne pouvais parvenir à deviner cette énigme dansée. La faute en était certainement à la musique, qui me déroutait peut-être à dessein et m’em-