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résulter des excès de la démocratie américaine, c’est-à-dire des entraînemens de la multitude agissant dans sa propre cause, une réaction contre les idées absolues de liberté et d’égalité, en faveur des idées non moins absolues d’autorité, comme on les a conçues jusqu’à ce jour.

M. de Tocqueville fait voir, par le remarquable contraste du sénat américain et de la chambre des représentans, que le principe de la souveraineté populaire comporte, avec l’usage des degrés électoraux successifs substitués à l’action directe du suffrage universel, des moyens d’ordre, des garanties de capacité et de justice distributive, désormais impossibles sous les formes épuisées des gouvernemens despotiques ou aristocratiques. Pourquoi le peuple des États-Unis, qui s’est tiré avec bonheur de tant de situations difficiles, n’étendrait-il pas, si quelque grand péril rendait nécessaire l’épuration de sa souveraineté, la pratique de ces élections à plusieurs degrés, déjà si heureusement introduites dans la formation de son sénat[1] ?

En Amérique comme en Europe, la démocratie ne trouvera qu’en elle-même ses moyens de modération et de progrès. Or, il n’en est pas de plus rationnel que les délégations successives et périodiques de la souveraineté populaire. Ces délégations ne ressemblent nullement à tous ces procédés purement mécaniques, recommandés comme d’infaillibles remèdes aux maux de la société ; elles deviendront un jour le préservatif naturel de la démocratie, partout où cet état social doit prévaloir, car à mesure que la condition de tous et de chacun va se nivelant, on sentira le besoin d’opposer à la domination immédiate des masses le gouvernement représentatif des plus capables et des plus dignes.

Les élections à plusieurs degrés, fondées sur l’expérience certaine que

  1. L’universalité des citoyens nomme la législature de chaque état, et la constitution fédérale, transformant à leur tour chacune de ces législatures en corps électoraux, y puise les membres du sénat. Les sénateurs expriment donc, quoique indirectement, le résultat du vote universel ; car la législature, qui nomme les sénateurs, n’est point un corps privilégié qui tire son droit électoral de lui-même. Elle dépend essentiellement de l’universalité des citoyens ; elle est, en général, élue par eux tous les ans, et ils peuvent toujours diriger ses choix, en la composant de membres nouveaux. Mais il suffit que la volonté populaire passe à travers cette assemblée choisie, pour s’y élaborer, en quelque sorte, et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent donc toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne ; mais ils ne représentent que les passions élevées qui ont cours au milieu d’elle, les instincts généreux qui l’animent, et non les petites passions qui souvent l’agitent et les vices qui la déshonorent. (De la Démocratie aux États-Unis, par M. de Tocqueville.)