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de sa vie l’impulsion qui lui fait exercer ce talent. L’ambition l’aiguillonne ; il sent qu’il se perfectionne chaque jour, et s’efforce d’atteindre l’apogée de son art. Le génie, au contraire, ayant atteint de bonne heure le degré le plus élevé, est satisfait, méprise le monde et l’ambition vulgaire, et s’en retourne chez lui à Strafford-sur-l’Avon, comme William Shakspeare, ou se promène en riant et plaisantant sur le boulevart Italien, à Paris, comme Gioachimo Rossini. Quand le génie n’a pas une constitution tout-à-fait mauvaise, il vit de cette façon, long-temps après avoir fait ses chefs-d’œuvre, ou, comme on dit aujourd’hui, après avoir rempli sa mission. C’est un préjugé de croire que le génie doit mourir de bonne heure. Je crois qu’on a assigné l’espace compris entre trente et trente-cinq ans, comme l’époque la plus pernicieuse pour le génie. Que de fois j’ai plaisanté et taquiné à ce sujet le pauvre Bellini, en lui prédisant qu’en sa qualité de génie, il devait mourir bientôt, parce qu’il atteignait l’âge critique. Chose étrange ! malgré notre ton de gaieté, cette prophétie lui faisait éprouver un trouble involontaire : il m’appelait son jettatore et ne manquait jamais de faire le signe conjurateur… Il avait tant envie de vivre ! Le mot de mort excitait en lui un délire d’aversion : il ne voulait pas entendre parler de mourir ; il en avait peur comme un enfant qui craint de dormir dans l’obscurité… C’était un bon et aimable enfant, un peu suffisant parfois ; mais on n’avait qu’à le menacer de sa mort prochaine pour lui rendre une voix modeste et suppliante, et lui faire faire, avec deux doigts élevés, le signe conjurateur du jettatore… Pauvre Bellini !

— Vous l’avez donc connu personnellement ? Était-il bien ?

— Il n’était pas laid. Nous autres hommes, nous ne pouvons guère plus que vous répondre affirmativement à une pareille question sur quelqu’un de notre sexe. C’était un être svelte et élancé, ayant des mouvemens gracieux et presque coquets, toujours tiré à quatre épingles ; figure régulière, alongée, rosâtre ; cheveux blond-clair presque dorés, frisés à boucles légères ; front noble, élevé, très élevé ; nez droit ; yeux pâles et bleus ; bouche bien proportionnée ; menton rond. Ses traits avaient quelque chose de vague et sans caractère, comme le lait, et cette face laiteuse tournait quelquefois à une expression aigre-douce de tristesse. Cette tristesse remplaçait l’esprit sur le visage de Bellini ; mais c’était une tristesse sans profondeur, dont la lueur va-