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ce grand maître dispose ses groupes, les met en équilibre sans raideur, et les entremêle sans confusion. Non que je conseille à M. Lehmann d’imiter le Poussin, ni personne ; mais il me fâche de voir que dans son tableau il y a non-seulement le talent, mais encore les élémens nécessaires pour conquérir l’assentiment de tous : je ne doute pas que ses personnages mêmes, sans y faire de grands changemens, mieux disposés, ne pussent plaire à tout le monde. Il me semble, en regardant cette toile, qu’il n’y a qu’à dire à ces deux femmes « Vous, descendez de cette roche, éloignez-vous et pleurez à l’écart ; » à cette autre, vue en plein profil : « Faites un mouvement, détournez-vous ; » à cette autre : « Regardez le ciel ; un geste, un rien va tout changer ; la douleur de votre sœur est vraie, simple, sublime ; ne la gâtez pas. »

En lisant dans le livret du Musée les dix lignes du chapitre des Juges qui servent d’explication au tableau de la Fille de Jephté, je fais une remarque, peut-être inutile, mais que je livre à l’artiste pour ce qu’elle vaut : c’est que dans ce fragment, qu’on a dû nécessairement abréger, la simplicité biblique est singulièrement outrée. Qui a donné ces dix lignes ? Est-ce le peintre lui-même ? Je l’ignore. Jephté, dit le livret, en voyant sa fille, déchira ses vêtemens, et dit : « Ah ! ma fille tu m’as entièrement abaissé. » Or le latin dit, au lieu de cela : « Heu me, filia mea, decepisti me, et ipsa decepta es. — Hélas ! ma fille, tu m’as trompé, et tu t’es trompée toi-même. » La fille de Jephté répond, dans le livret : « Fais-moi ce qui est sorti de ta bouche. » Le latin dit : « Si aperuisti os tuum ad Dominum, fac mihi quodcumque pollicitus es. — Si tu as ouvert ta bouche au Seigneur, fais-moi tout ce que tu as promis. » Je ne relève pas par pédantisme ces petites altérations du texte. À tort ou à raison, elles me semblent avoir une parenté avec les défauts du tableau. Bien entendu que, si c’est le hasard qui en est cause, ma remarque est non avenue.

Mais je ne veux pas quitter M. Lehmann comme ces gens qui s’en vont au plus vite dès qu’ils ont dit un méchant bon mot. Je jette en partant un dernier regard sur cette belle fille désolée, sur sa charmante sœur aux yeux noirs, dont le corps plie comme un roseau, sur ces deux statues éplorées dont le contour est si délicat ; et je me dis que la jeune main qui a rendu la douleur si belle, se consacrera tôt ou tard au culte de la vérité.