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DU NOUVEAU MINISTÈRE ET DE LA NATION.

des ressentimens ; elles vivent, elles marchent ; chaque jour les instruit et les transforme, elles demandent à tout ce qui prétend les exprimer ou les servir, partis ou pouvoir, de se prêter à ces mouvemens, et sans démentir l’unité qui les anime, d’avoir la souplesse et la fécondité de la vie.

Il faut le reconnaître : quelque peu de cette disposition sociale s’est fait jour dans la sphère officielle. Un épisode financier a démasqué brusquement les situations politiques, et l’ancien cabinet a été culbuté pour faire place à une combinaison dont il faut apprécier la valeur.

Deux hommes ont depuis six ans prêté entre tous au pouvoir l’appui de leur talent, M. Guizot et M. Thiers, tous deux historiens et publicistes, tous deux plus naturellement écrivains qu’orateurs, mais ayant conquis le talent de la tribune et de la parole par une persévérance qu’aiguillonnait la nécessité : souvent à la chambre le premier professe et le second babille, mais tous deux ont fait accepter le genre de leur éloquence, et voilà le triomphe du talent. Pour le fond, tous deux ont long-temps travaillé à la même œuvre ; tous deux ont de concert défendu le pouvoir contre les agressions des partis ; ils semblaient s’être partagé les rôles et les adversaires ; M. Guizot attaquait plus volontiers les passions et la logique armée de l’extrême démocratie, M. Thiers se lançait avec plus de plaisir contre le parti de l’ancienne royauté.

Cette union ne pouvait survivre aux circonstances extraordinaires qui l’avaient amenée, car elle ne sortait pas de la nature des choses. En dépit d’eux-mêmes, les hommes sont dominés par leur origine, et ils dépendent de ce dont ils proviennent. Le choix même que MM. Thiers et Guizot avaient fait de leurs adversaires indiquait cette origine et la situation qui les maîtrisait. Pourquoi M. Guizot répandait-il tant de fiel et de violence contre le parti révolutionnaire, si par cette préférence il ne se trouvait pas d’accord avec lui-même, avec sa conduite passée ? Et M. Thiers n’éprouvait pas le moindre embarras à accabler la légitimité, en lui reprochant d’être tombée trois fois, le 10 août 1792, en 1815, en 1830 ?

La conséquence naturelle de ces différences était que le pouvoir nouveau devait surtout trouver M. Guizot utile dans le danger, dans la crise des luttes et des répressions violentes, mais que cet homme d’état ne pouvait guère survivre à ses propres triomphes ; tandis que