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L’ESPAGNE EN 1835.

vu se produire, s’entrechoquer, tous les élémens du corps social, et m’efforçant de tirer des augures de tous ces faits, j’arrivais à des conclusions vagues et contradictoires. L’avenir de l’Espagne est un grand mystère ; lancée dans une révolution qui a toutes nos sympathies et nos vœux, puisqu’elle dégage peu à peu le sol des ronces stériles du passé, elle y marche sans enthousiasme ; on la dirait esclave d’instincts supérieurs qui la poussent malgré elle à l’accomplissement de ses destinées. Mais ces destinées, quelles sont-elles ? Elle les ignore elle-même et va droit devant elle, vivant au jour le jour, sans savoir où elle arrivera.

Il ne s’agit pas ici de jeter des phrases sur la réalité : il faut dire ce qui est ; et si crue que soit la vérité, il faut que les peuples s’accoutument à l’entendre. Remarquons d’abord que la lutte est mal engagée ; au nom de qui l’est-elle ? en vertu de quoi ? Au nom d’une reine au maillot, en vertu du testament d’un mauvais prince. Certes, la question ne pouvait être plus mal posée, et il est heureux que l’insurrection de don Carlos soit venue aider la démocratie espagnole à sortir de ce défilé, et à se dégager des ambages dont la royauté l’avait chargée. La robe constitutionnelle dont on l’a lourdement affublée est de fabrique anglaise ; elle n’est point un produit du sol. Le peuple ne fait que rire de cette mascarade, et il comprendra toujours mieux une unité, quelle qu’elle soit, que cette nouvelle trinité politique ; il n’a pas encore pris de rôle dans la pièce, parce qu’on n’a pas su l’y intéresser, et tant qu’il ne descendra pas enfin de la galerie sur la scène, l’action tournera sur elle-même, et ne fera pas un pas décisif.

La noblesse espagnole est morte, et quand on voit par quels hommes sont portés aujourd’hui tous ces grands noms du moyen-âge, on se prend à rougir pour leurs ancêtres. La race même est dégradée, et les corps sont aussi impotens que les ames. Quant au bourgeois, il ne paraît pas servir d’autre Dieu que Mammon, tant il est âpre au gain. L’avarice est le péché originel des Espagnols ; elle le fut de tout temps, témoin les guerres de Flandre, d’Italie et la conquête de l’Amérique ; on voit qu’il y a du sang maure et du sang juif dans ces veines-là. Mais la passion de l’argent est plus effrénée dans ceux qui font métier d’en gagner, et dont la vie n’a pas d’autre intérêt ni d’autre but ; or, c’est le cas du bourgeois espagnol comme de tous les bourgeois du monde. Il