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L’ESPAGNE EN 1835.

dangers au dehors, dangers partout. J’avoue que je n’étais pas moi-même très rassuré ; traqué dans cette ville étrangère, perdu seul et si loin des miens, au milieu de ces tempêtes civiles, je me sentais déplacé dans ces luttes, et puis cette cocarde tricolore, qui m’avait tant servi dans la journée, pouvait se tourner maintenant contre moi, car il s’en faut que les souvenirs et les passions de 1808 soient éteintes dans le peuple.

J’étais là en plein moyen âge, car, la ville livrée à elle-même, chaque individu était rentré dans son droit de défense naturelle, chaque maison était une forteresse. Aussi bien, Valence est tout-à-fait une ville du moyen-âge ; les maisons sont hautes et irrégulières ; beaucoup ont conservé, celle-ci une corniche gothique, celle-là une ogive à colonette. Les rues, étroites, tortueuses, ne sont pas encore pavées, et ne sont éclairées la nuit que par les lampes des madones ; il est vrai qu’elles sont innombrables, mais moins nombreuses pourtant que les milagros. Les milagros (miracles) sont les croix de bois qui marquent et recommandent aux prières des passans le lieu où quelque homme a péri, et je ne sais pourquoi on appelle cela un miracle, car il n’y a rien de plus commun en Espagne, surtout à Valence, la ville d’Europe peut-être où il se commet le plus d’homicides. Le meurtre coule dans ce sang africain. Quelques-uns des milagros valenciens sont entourés d’une couronne de lauriers flétris ; ceux-là remontent à la guerre de l’indépendance, et furent décernés alors aux victimes de l’étranger.

La nuit, qui grandit tous les périls, s’écoula lentement dans la stupeur et dans l’attente. Je la passai en partie sur mon balcon ; le silence était lugubre ; on n’entendait pas une voix, pas un souffle dans cette ville en proie à la terreur, et où veillaient alors tant de passions violentes ; de loin en loin seulement, une patrouille d’urbains passait sous ma fenêtre ; les baïonnettes reluisaient à la clarté des lampes des madones ; le cri de : Quien vive ? réveillait tout à coup l’écho des carrefours ; puis tout se taisait, la patrouille se perdait dans l’ombre des rues, et la voix sépulcrale du Sereno, resté maître de la place, criait tranquillement les heures et annonçait (d’où lui est venu son nom) que le temps était serein. Le guet disait vrai, car le ciel était d’une sérénité parfaite ; il rayonnait d’étoiles, et la fraîcheur des brises nocturnes éteignait les feux dévorans de ces ardentes journées caniculaires.