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L’ESPAGNE EN 1835.

pas d’excès privés ; à peine parla-t-on de deux ou trois personnes tuées par erreur ou par imprudence.

Mon premier soin, le matin, fut d’entrer chez une modiste pour me faire faire une cocarde tricolore. C’est un passeport que j’avais jugé nécessaire à mes excursions de la journée, et l’expérience me démontra l’efficacité de ce talisman magique. Il m’ouvrit tous les rangs, toutes les portes, et m’investit, en ces jours de convulsions et d’orages, d’un caractère inviolable et presque sacré. La ville, du reste, était calme ; elle avait à peu près son allure ordinaire ; seulement les portes étaient fermées et restèrent ainsi tout le jour. Le gros de la population semblait s’intéresser assez peu à ce qui s’était passé, à ce qui allait se passer encore. L’indifférence me parut régner au cœur du peuple.

Le Principal, c’est le nom qu’on donne au quartier-général de la milice urbaine, est situé sur la grande place du marché ; cette place était donc devenue le centre de l’alboroto, elle était occupée militairement par les urbains ; quelques compagnies campaient en d’autres lieux ; il pouvait y avoir sous les armes deux mille hommes, et ces deux mille hommes étaient maîtres absolus d’une ville qui ne compte guère moins de cent vingt mille ames. Mais en Espagne, et c’est une remarque que les évènemens m’ont permis de faire bien des fois, les urbains ne savent point user de la victoire ; cela vient de ce qu’ils vivent au jour le jour, sans plan fixe, sans système arrêté ; cela vient surtout de ce qu’il n’y a pas d’opinion publique ; ou du moins s’il en existe une, elle est encore aux langes. Je passai toute cette matinée dans les rangs, allant d’un groupe à l’autre, me mêlant à tous, assistant aux délibérations ; et je ne trouvai là ni ordre, ni accord, ni pensée d’avenir. Un uniforme commun rapprochait les corps, pas une idée commune n’unissait les ames ; c’était un labyrinthe sans issue et sans fil.

Comment en aurait-il été autrement ? Toute cette milice bourgeoise, de quoi se compose-t-elle ? de marchands, de procureurs, de propriétaires, de ce qu’il y a de moins intelligent et de moins dévoué ; à défaut des grandes vertus et des hautes lumières que donne une longue éducation politique, on ne retrouve pas même là ces instincts populaires qui sont quelquefois rudes, violens, mais toujours nobles et forts. La loi du talion était le seul point sur lequel on s’entendît, et certes, il n’y a pas besoin, pour cela, d’un