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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS.

se suffire à lui-même et d’inventer son sujet, à qui servent donc, je vous prie, les auteurs de livrets d’opéras, sinon au compositeur impuissant qu’ils aident et dirigent ? Empêcher le génie et servir la médiocrité, vraiment c’est rendre à l’art un service utile et qui mérite bien qu’on les en récompense ! Le poète trace dans l’air un cercle d’or autour de la musique ; son œuvre se borne là. Un livret est un espace donné aux libres ébattemens du plus capricieux et du plus insaisissable de tous les arts, une limite déterminée pour empêcher sa fantaisie d’aller se perdre dans les immensités de l’air. Or, en France, les hommes qui tracent ce cercle le font d’ordinaire si étroit, si mesquin, si tortueux, que le musicien, pour peu qu’il ait la poitrine large et veuille respirer librement, est obligé d’en sortir sur-le-champ, et d’aller s’en tracer un lui-même. C’est une chose étrange, il faut l’avouer, qu’un homme ne puisse dépenser son imagination et sa fantaisie, être poète, enfin, sans sortir du poème qu’on lui donne. Que les gens qui se sont voués dès l’enfance à l’élaboration de cette poésie y prennent garde, et méditent longtemps sur ce sujet ; car, si le musicien parvient un jour à se suffire à lui-même, il n’ira plus frapper à leur porte, et alors que deviendra cet art qui leur fit tant d’honneur : lo bello stile che gli ha fatto onore, comme a dit Dante ? Si celui qui mêle ensemble les semences divines et compose les parfums se met à cuire aussi le vase, que deviendra votre industrie, ô potiers sublimes ?

Le caractère de Marcel se meut dans une sphère de mélodie austère et simple. Sitôt que le vieux serviteur entre en scène, l’orchestre se dépouille de ses graces mondaines, et prend un air de rudesse qui contraste singulièrement avec ses habitudes ordinaires ; presque toujours le chant choral de Luther l’accompagne ; et telle est la fécondité des ressources de M. Meyerbeer, qu’à tout moment ce chant se modifie par l’instrumentation, et, selon que les circonstances l’exigent, devient mélancolique ou solennel. Cependant, si hautes que soient les qualités instrumentales que M. Meyerbeer a déployées à propos de ce chant choral, elles ne peuvent excuser l’étrange abus qu’il en a fait durant tout le cours de son œuvre. M. Meyerbeer semble croire que pour composer un caractère selon les règles de l’art, il suffit de donner au personnage du livret un motif caractéristique qui l’accompagne et revient dans l’orchestre chaque fois que celui-ci s’empare de la scène. Or,