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LETTRE À M. DE LAMARTINE.

J’étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ?
Non, tu n’en savais rien, je n’ai pas vu ton ombre ;
Ta main n’est pas venue entr’ouvrir ton rideau.
Tu n’as pas regardé si le ciel était sombre ;
Tu ne m’as pas cherché dans cet affreux tombeau !

Lamartine, c’est là, dans cette rue obscure,
Assis sur une borne, au fond d’un carrefour,
Les deux mains sur mon cœur, et serrant ma blessure,
Et sentant y saigner un invincible amour ;
C’est là, dans cette nuit d’horreur et de détresse,
Au milieu des transports d’un peuple furieux
Qui semblait en passant crier à ma jeunesse :
« Toi qui pleures ce soir, n’as-tu pas ri comme eux ? »
C’est là, devant ce mur, où j’ai frappé ma tête,
Où j’ai posé deux fois le fer sur mon sein nu ;
C’est là, le croiras-tu, chaste et noble poète,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.

Ô toi qui sais aimer, réponds, amant d’Elvire
Comprends-tu que l’on parte et qu’on se dise adieu ?
Comprends-tu que ce mot, la main puisse l’écrire,
Et le cœur le signer, et les lèvres le dire,
Les lèvres, qu’un baiser vient d’unir devant Dieu !
Comprends-tu qu’un lien qui, dans l’ame immortelle,
Chaque jour plus profond, se forme à notre insu ;
Qui déracine en nous la volonté rebelle,
Et nous attache au cœur son merveilleux tissu ;
Un lien tout-puissant dont les nœuds et la trame
Sont plus durs que la roche et que les diamans ;
Qui ne craint ni le temps, ni le fer, ni la flamme,
Ni la mort elle-même, et qui fait des amans
Jusque dans le tombeau s’aimer les ossemens ;
Comprends-tu que dix ans ce lien nous enlace,
Qu’il ne fasse dix ans qu’un seul être de deux,
Puis tout à coup se brise, et, perdu dans l’espace,
Nous laisse épouvantés d’avoir cru vivre heureux !