Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/583

Cette page a été validée par deux contributeurs.
579
THOMAS MORUS.

tres, mais encore à un succès certain. « Quelque grave rôle que ton amitié m’impose, ô Érasme, écrivait-il à son arbitre et à son juge[1], puisque je suis encore parmi les mortels et non point parmi les saints, je ne craindrais pas que le lecteur ne me pardonnât pas d’avoir cédé à l’une de ces faiblesses de la nature humaine qu’aucun homme ne peut secouer tout-à-fait. » Malgré cette réserve des auteurs, lesquels ne s’accusent que pour s’absoudre, et se font les casuistes de leur amour-propre, Morus ne céda point à cette faiblesse. Soit qu’Érasme eût sagement insisté pour la suppression du livre soit que le temps et la réflexion eussent adouci l’injure et rendu facile à Morus le sacrifice tout entier, la réponse à Brixius ne parut point.

Ainsi se passèrent ces dix années que j’ai appelées littéraires parce que les lettres y furent la principale pensée de Morus. Sa réputation était si grande alors, et son nom si célèbre en Europe, où, dès ce temps-là, la dignité morale de l’homme privé ne nuisait pas à la gloire de l’homme de lettres, qu’on demandait de toutes parts à Érasme des portraits de son illustre ami. Il en traçait un en 1519, qui est plein de traits charmans. C’est à la fois un portrait et un caractère[2]. Morus pouvait alors faire envie par son bonheur. Il approchait de quarante ans. Sa taille était au-dessus de la moyenne, ses membres bien proportionnés, son allure noble, si ce n’est que, par une habitude de pencher sa tête à gauche, une épaule paraissait un peu plus élevée que l’autre. Il avait le visage blanc et légèrement coloré, les cheveux de couleur châtain foncé, les yeux bleus et tachetés, ce qui passait alors pour un signe d’un génie heureux ; un air de bonté et d’enjouement sur sa figure, tel que je le retrouve dans une très belle gravure anglaise de 1726[3], mais déjà avec je ne sais quoi de triste et de souffrant dans le sourire : Morus était alors chancelier d’Angleterre. À la date du portrait qu’en fait Érasme, le sourire était une habitude de l’ame ; quand Holbein le peignit, ce n’était plus guère qu’une habitude des traits.

Érasme raconte qu’il avait les mains rudes et négligées, plus que de l’abandon dans sa toilette, nulle délicatesse dans sa manière de

  1. Corresp. d’Érasme, 571. EF.
  2. Lett. d’Érasme à Ulric Hutten, 471.
  3. Cette gravure est de George Vertue, d’après un portrait d’Holbein.