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France, Morus s’était rencontré avec des amis de la république des lettres ; il avait joui de leurs entretiens, il s’était plongé dans leurs livres. Revenu à Londres, il retrouvait la considération, les affections de famille, à la cour une faveur modérée qui n’était point encore exigeante, et qui laissait un vaste champ aux espérances. C’est dans cette disposition d’un esprit libre et heureux, dont les ennuis étaient presque de trop de bonheur, que Morus écrivit l’Utopie. L’idée de ce livre avait d’ailleurs un autre à-propos que celui d’une convenance intime avec sa situation et ses études. Elle allait à tous les goûts de l’époque, à ce vague et général désir d’une république universelle, au moins chrétienne et littéraire, à tous les vœux de réforme religieuse, au mouvement d’érudition et d’imitation de l’époque, à cette soif de la paix redemandée de toutes parts, au nom des lettres renaissantes, au nom de la chrétienté épuisée par les dernières guerres d’Italie.

Par une rencontre particulière, on commençait à parler de l’apparition prochaine de l’Utopie, en même temps que le bruit se répandait d’une guerre nouvelle avec le Turc, « nouvelle comédie, disait Érasme, que les princes et le pape veulent jouer sous le prétexte d’une guerre sacrée[1]. » Sélim, empereur des Turcs, après avoir conquis l’Égypte et la Syrie, venait de réunir une nombreuse armée, et menaçait hautement l’Europe de la destruction du nom chrétien. Léon x publia une bulle guerrière qui obligeait tous les hommes mariés, de vingt-six à cinquante ans, à prendre les armes. La bulle ordonnait aux femmes dont les maris étaient en guerre de ne prendre aucun plaisir[2] dans leurs maisons, de s’abstenir de toute toilette recherchée, de toute chose pouvant faire illusion, de ne point boire de vin, de jeûner de deux jours l’un, « afin, disait la bulle, que Dieu protégeât leurs maris dans une guerre si sanglante. » La même prescription s’étendait aux femmes dont les maris avaient été exemptés du service militaire pour des affaires incompatibles avec les armes. Elles devaient dormir dans la même chambre que leurs époux, mais à part, et ne donner ni recevoir aucune caresse jusqu’à l’heureuse issue de la guerre. Une utopie qui vantait les douceurs de la paix, qui ne ma-

  1. L. 1672. EF.
  2. voluptuari, ibid.