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j’ai emmenés avec moi ; mais il n’a point songé à ceux que j’ai laissés à la maison. Or, je n’ai pu obtenir de ceux-ci, tout bon mari que tu me saches, père indulgent, maître facile, que, par amour pour moi, ils jeûnassent jusqu’à mon retour. Enfin, il est facile aux princes de récompenser, sans bourse délier, les ambassadeurs ecclésiastiques par le don de quelque abbaye. Mais, nous autres laïques, on ne nous rémunère ni si facilement ni si généreusement. Je dois dire pourtant, en ce qui me touche, que le roi a bien voulu, à mon retour, m’offrir une pension annuelle qui n’était nullement méprisable, soit pour l’honneur soit pour le profit, mais je l’ai refusée jusqu’à aujourd’hui, et je suis porté à la refuser toujours, parce qu’en l’acceptant, il me faudrait soit abandonner ma position actuelle dans cette ville, position que je préfère même à une meilleure, soit, ce que je ne veux à aucun prix, la retenir au risque de déplaire à mes concitoyens ; car, s’il arrivait qu’une question de priviléges réciproques s’engageât entre eux et le roi, ils me croiraient moins sincère et moins dévoué à leurs intérêts, me voyant lié par les récompenses du prince. » Morus avait depuis quelques années, dans la Cité de Londres, une charge qui répond à celle de syndic du corps des marchands, charge importante qui l’appelait inévitablement à la chambre des communes, toutes les fois qu’il plaisait au roi de tenir parlement.

Les affaires de cette charge, outre ses fonctions de sous-shériff, espèce de magistrature secondaire, ne lui laissaient guère de loisir pour les lettres. Toujours en plaidoiries ou en consultations, avocat, arbitre ou juge, accablé de cliens, « il n’avait rien à donner à lui-même, c’est-à-dire aux lettres, » comme il écrit à Egidius[1]. Rentré chez lui, il fallait bien causer avec sa femme, babiller avec ses enfans, communiquer avec les gens de la maison. C’étaient encore des affaires de devoir pour lui, « car, disait-il, il faut bien faire toutes ces choses, si l’on ne veut pas être un étranger dans sa propre maison. Il faut bien se montrer agréable à ceux que la nature, le hasard ou le choix, vous ont donnés pour compagnons de votre vie, non pas pourtant jusqu’à les gâter par trop d’abandon, ni jusqu’à faire des domestiques vos maîtres. » Les heures, les jours, les années, s’en allaient ainsi dans les occupations du dehors

  1. Voir au commencement des œuvres latines, en tête de l’Utopie.