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gnole du moyen-âge. Or, il est évident que le roman, sans cesser d’être, ne peut pas se faire l’écho littéral de ces voix, de ces rhythmes, et que ses préoccupations sont ailleurs. Quand même il les tournerait de ce côté, je demande encore, comment la forme populaire, cadencée, métrique, serait pleinement résumée dans sa prose ? et par quel renversement d’idées il arriverait ici que la littérature non écrite se trouverait plus savante que la littérature des livres, et que le peuple aurait aujourd’hui une forme plus cultivée que le poète et que l’artiste ?

De nos temps l’épopée n’est plus la propriété d’un peuple à l’exclusion d’un autre ; elle n’est tout entière chez aucun ; mais elle est toute en nous ; elle se rencontre dans cette vie de haine ou d’amour qui les emporte ensemble vers l’unité du monde futur. De là résulte, si tous les peuples agissent et comparaissent aujourd’hui dans le poème social, que la poétique, qui règle cette œuvre d’art, n’est plus strictement enfermée dans les lois propres à aucun d’eux. L’art poétique qui règle l’épopée, ne peut plus être désormais pour personne, ni français, ni allemand, ni anglais, ni espagnol, ni italien. Il faut ici que l’artiste se fonde, non plus sur une législation particulière, mais sur la loi même qui ressort du monde moderne. Milton ne peut pas plus que Boileau fixer ce nouvel art poétique, ni Klopstock plus qu’Arioste. Cette loi ne se déduit que de l’observation complète de l’humanité contemporaine.

Or, si l’on envisage le monde social dans ses rapports avec l’art et la poésie, on trouve qu’il présente à l’artiste et au poète deux instrumens de nature très différente, parmi les populations modernes. Les unes sont placées encore, en ce qui regarde l’art, dans cette simplicité primitive qui devance les littératures formées : ce sont les Slaves avec tous leurs alliés, les Russes, les Serbes, les Hongrois, les Albanais, les Grecs modernes, puis les populations orientales, turques, circassiennes, arabes. Chez elles, l’art est encore un chant ; l’épopée se rencontre là sous sa forme la plus simple et la plus élémentaire. D’autres populations, au contraire, et ce sont celles chez lesquelles se trouve l’initiative sociale, ont quitté, dans la poésie, la forme spontanée, et sont arrivées à l’époque philosophique et scientifique ; c’est la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne. Là encore, ces deux élé-