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DU BONHEUR.

conviennent à l’homme véritable, à l’homme doué d’intelligence, aurait d’abord tout en cela.

Mais ce système aurait encore bien plus tort, s’il voulait présenter ces jouissances matérielles d’un homme dénué d’intelligence comme la compensation des plaisirs d’intelligence qui lui manquent. Ce serait comme si l’on voulait soutenir que nous pouvons recevoir par un sens les idées qui nous sont communiquées par un autre. Un animal pourrait manger et boire avec plaisir une journée entière, sans que la jouissance qu’il en ressentirait, quelque grande qu’on voulût la supposer, pût être mise en compensation avec le moindre plaisir intellectuel.

Et réciproquement les jouissances intellectuelles ne sont pas une compensation à des souffrances d’un autre ordre.

Il y a en nous, pour ainsi dire, plusieurs vies différentes qui s’unissent sans se mêler et se confondre.

Pascal souffrant d’une douleur de dents résolut un problème difficile. Psychologiquement, l’attention qu’il portait à son problème l’empêchait-elle de souffrir ? Non.

Voltaire suppose Archimède, trompé par sa maîtresse, et forcé de rester dans la rue exposé au froid, à la pluie, à la grêle, pendant que son rival est admis chez la belle ; Archimède, pour passer le temps, s’occupe de géométrie, et découvre la proportion du cylindre à la sphère : Voltaire demande s’il n’éprouve pas un plaisir cent fois au-dessus de celui qu’éprouve son rival.

Non. Entre ces deux plaisirs il n’y a aucun terme de comparaison. Aussi Archimède pourrait être à la fois très malheureux de la trahison de sa maîtresse et très ravi des beautés de la géométrie.

Combien de philosophes, combien d’artistes ont été dans ce cas, pour ainsi dire, toute leur vie ! Est-ce que jamais le génie a guéri les plaies du cœur ? Demandez-le au Tasse, comme à Molière et à tant d’autres.

Donc cette arithmétique qui consiste à compenser nos facultés les unes par les autres, à opposer nos joies et nos douleurs comme si elles étaient toutes de même nature et parfaitement commensurables entre elles, est une fausse arithmétique. Raisonner ainsi, c’est ressembler à un géomètre qui additionnerait ensemble des portions de cercle avec des portions de lignes d’un ordre différent.