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face, il paraît si absurde, que personne n’y croit sérieusement. On le redit des lèvres, et dans le fond du cœur on le repousse.

Cela nous conduit à nous demander si la base même de ce système ne serait pas une absurdité, si en effet le but et la fin de l’homme sont le bonheur entendu comme il l’est dans ce système, et si cette prétendue compensation du bien et du mal ne serait pas, par hasard, une méthode fort grossière et une erreur fondamentale.

§ v. — Suite.

Vous avez devant vous, je suppose, une belle statue, l’Apollon ou la Vénus : vous lui rendez le nez camus ; sera-ce une compensation que de lui alonger l’oreille ? De l’Apollon vous pourriez faire ainsi un Midas, de l’homme un singe, du singe un animal plus stupide encore, et en continuant vous arriveriez à un bloc de matière. Cependant vous auriez toujours la même quantité de matière, divisée dans le même espace.

Il en est ainsi de l’homme. L’homme est un assemblage harmonieux de facultés diverses. Il est impossible de retrancher les unes sans nuire aux autres, et sans défigurer l’ensemble. Il ne s’agit pas de savoir si le développement de l’une de ces facultés compense l’absence ou l’atrophie des autres. Trouveriez-vous un homme heureux si, ayant faim et soif, il avait seulement de quoi satisfaire sa faim ou sa soif ? Si c’était sa faim, il pourrait mourir de soif ; si c’était sa soif, il pourrait mourir de faim.

Il ne faut donc pas dire, par exemple : Voilà un homme qui est dépourvu d’intelligence, mais qui jouit de la vie matérielle ; il est heureux. Non, il n’est pas heureux, puisqu’il est dépourvu d’intelligence. Mais, direz-vous, il n’en sent pas le besoin ; donc, sous ce rapport, il n’est pas malheureux. Et moi, je vous réponds qu’étant homme, il sent ce besoin : qu’importe qu’il n’en ait pas conscience ? Ce besoin est en lui ; ce besoin non satisfait fausse toutes ses facultés, rend toutes ses autres jouissances différentes de ce qu’elles devraient être. Il assouvit sa faim ou sa soif comme une brute : donc il n’a pas sous ce rapport le bonheur d’un homme qui satisfait sa faim ou sa soif.

Donc le système qui consisterait à mettre en parallèle le bonheur matériel que cet homme éprouve avec les jouissances analogues qui