Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/437

Cette page a été validée par deux contributeurs.
433
DU BONHEUR.

De momens de plaisir et de jours de tourmens.
De notre être imparfait voilà les élémens.
Ils composent tout l’homme, ils forment son essence ;
Et Dieu nous pesa tous dans la même balance[1].

La conclusion de ce système est l’immobilité ; car si toutes les conditions sont égales, s’il y a dans toutes les professions la même mesure de biens et de maux, et si la seule loi et la seule fin de notre être est le bonheur de la façon qu’on l’entend dans ce système, il est évident que tout est justifié, et que ce serait folie que de vouloir changer la situation du monde.

Voilà cependant la base que l’épicuréisme du dix-huitième siècle a opposée au christianisme : l’égalité du bonheur dans tous les hommes et dans toutes les conditions ! Honneur à Jean-Jacques, qui, sans avoir de philosophie complète à mettre en parallèle avec celle-là, éleva sa voix puissante pour réclamer contre une telle doctrine, et, soutenant l’existence du mal, en demanda la guérison. « Au moins, s’écria-t-il, doit-on mettre une grande différence entre les maux des dernières classes de la société et ceux qui affligent les premières ; car les maux du peuple sont l’effet de la mauvaise constitution de la société, les grands au contraire ne sont malheureux que par leur faute. »

Mais ce n’est pas seulement par sentiment qu’il faut repousser ce système. Tous ses prétendus axiomes sont des erreurs capitales.

Pour commencer par le dernier, non, toutes les conditions ne sont pas égales. Il est bien vrai, comme nous l’avons dit, que la Nature a mis des limites au malheur ; mais la Nature ou la Providence a deux manières de compenser le mal : elle peut compenser nos douleurs en nous donnant, et en nous ôtant. Quand une douleur physique devient excessive, nous tombons en syncope ; quand nos maux se répètent, nous devenons insensibles ; quand ils deviennent trop grands pour nos forces, nous mourons. Le sommeil, l’insensibilité, la mort, sont donc des compensations que nous a ménagées la Nature. Les optimistes épicuriens du dix-huitième siècle auraient dû compter ces compensations en moins, si je puis ainsi parler, parmi celles qui leur faisaient paraître si supportable la condition de tous les parias de la terre. Oui, il est vrai que dans la nature, suivant

  1. Voltaire, Discours en vers.