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DU BONHEUR.

avons donc en nous naturellement un remède au malheur, dans cette puissance de la vie qui transforme en bien le mal, à mesure qu’il nous arrive.

Mais cette faculté ne se borne pas à la mémoire. Il s’opère continuellement en nous, par d’autres voies, le même phénomène de transformation du mal en bien qui a lieu dans le monde. La foudre, qui écrase, rend la terre féconde ; les poisons les plus funestes, combinés d’une certaine façon, deviennent salutaires : de même, en nous, par un profond mystère, la douleur amène des développemens de passions qui luttent contre elle, lui résistent, lui font équilibre, ou même la font disparaître.

Concluons donc que le malheur absolu est aussi impossible que le bonheur absolu. Nous en sommes garantis par cette instabilité même de toutes choses qui règne dans le monde. Nous en sommes garantis par notre mémoire, qui, amassant en nous nos douleurs, les transforme et en tire des joies. Nous en sommes garantis par nos passions mêmes, qui, se succédant les unes aux autres, nous font échapper au sentiment de leurs chutes, en nous relevant pour nous emporter à d’autres combats et à d’autres revers.

Donc, indépendamment des ressources que nous pouvons tirer de la vertu, et sans entrer dans l’ordre religieux, mais en restant dans l’ordre de la nature, il est certain que la vie humaine est un mélange de bien et de mal, et qu’elle ne peut jamais devenir d’une manière absolue heureuse ou malheureuse.

§ iv. — Du système des compensations.

Est-ce à dire qu’il nous faille adopter cet optimisme, aussi faux que pernicieux et contraire à tout perfectionnement, ce système des compensations naturelles dans les destinées humaines, si répandu aujourd’hui et si trivial ? L’épicuréisme a abusé des ressources que la nature nous a laissées contre le malheur, de même que le christianisme avait abusé du mal qui entre nécessairement dans la composition de notre vie.

De ce que le malheur absolu est impossible, les philosophes ennemis du christianisme ont conclu que nous avions tort de nous plaindre de la Nature, et ils ont prétendu réhabiliter complètement cette Nature que le christianisme avait maudite.