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NAPOLÉON.

de Corneille et de Schiller, de ce dernier surtout, un élève lyrique de Goerres, qui, pour nous Français, a sans doute trop vécu sur le Rhin, sous les balcons de Heidelberg, et qui n’a pas assez cuvé parmi nous cette première ébriété poétique, laquelle vaut mieux pourtant qu’une clarification trop glacée. La coupe de ma victoire, le vin de mon combat, ces fumeuses images reviennent souvent dans ses vers et accusent précisément l’excès de chaleur de cette poésie généreuse, de cette muse inculte et brave, dit quelque part André Chénier. — Vers 1813, en Prusse et bientôt par toute l’Allemagne, la jeunesse teutonique confédérée eut ses poètes patriotes, ses Tyrtées. La pensée la plus fixe, la douleur de M. Quinet, c’est qu’en 1814 et en 1815, la France n’ait pas eu ainsi sa levée, ses soldats-poètes. Il a rendu à merveille son patriotique regret dans le beau chant d’invective appelé Aiguillon. Une idée dominante chez le poète, et celle peut-être qui l’inspire le mieux dans son poème, est donc le ressentiment de l’invasion, de la double plaie de 1814 et de 1815. Ce mal de faiblesse, d’indifférence, parfois de lâcheté, dans le caractère politique, dont semble travaillé le pays ; ce mal, dont 1814 et 1815 ne furent qu’une des circonstances les plus aggravantes, et dont les causes profondes remontent à des crises bien antérieures, et jusqu’en 91, en 93, au 18 fructidor, au 18 brumaire, etc., etc. ; ce mal-là se concentre tout entier pour M. Quinet dans la double invasion du territoire ; une telle violation lui paraît infamante, presque irréparable. Or, le poète guerrier que la France n’a pas eu alors, ce teutonique gaulois à opposer aux Uhland et aux Koerner, c’est M. Quinet ; il se révèle, aujourd’hui, et Napoléon est son chant. Ses vers me semblent une levée en masse, indisciplinée, orageuse, ardente ; même lorsqu’il triomphe, c’est par le nombre et l’impétuosité, par la bravoure du talent plutôt que par l’art, à la manière d’une invasion d’Arabes quand il est brillant, d’une invasion de Huns ou de Hulans quand il est sombre : ce ne sont pas des victoires romaines.

Trois morceaux me semblent, entre autres, très beaux dans ce poème, où il serait aisé de relever un grand nombre de traits éclatans et de noter aussi des défauts de bien des sortes. La Bohémienne est une véritable ballade, comme nous en avons très peu en notre langue, comme il n’en faudrait pas faire beaucoup, mais franche, naturelle, fortement composée de dessin, et sachant être