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NAPOLÉON.

ville lui cacha le monde. » Observons, en passant, qu’un autre inconvénient, tout opposé à celui où se heurta Lucain, serait que l’univers cachât trop l’individu. Quoi qu’il en soit quand on ne veut pas faire une épopée historique et classique dans le genre de Lucain, mais une épopée qui ait en soi du sacré, du merveilleux et du populaire, essayons de voir quel parti on peut tirer de Napoléon. Il faut avouer d’abord que le tour des imaginations est plus favorable en ce qui concerne Napoléon qu’il ne l’a jamais été par rapport à César et à Louis xiv. Le génie des Romains, comme celui des Français au xviie et au xviiie siècle, avait un caractère positif qui se prêtait mieux à la politique, à l’histoire, à la philosophie, qu’à la poésie lyrique ou épique. Mais la France, depuis les ébranlemens de la révolution et de l’empire, a semblé acquérir, du côté de l’imagination et du penchant au merveilleux, une faculté nouvelle. Déjà, en ce qui touche Napoléon, l’admiration fertile des générations survenantes surpasse les bornes de ce qu’on aurait cru possible. Le merveilleux se forme très vite et à vue d’œil, pour ainsi dire, autour de cette statue posée d’hier. La légende de toutes parts semble déjà commencer et prendre. Les Arabes du désert le saluent sous le nom de Bounaberdi, et en font, dit-on, une espèce d’apparition mystérieuse qui se détache pour eux dans la grande ombre de leur prophète. Un voyageur, qui est allé récemment aux confins de la Norwége la plus reculée, rapporte que, pour ces bons paysans, France et Napoléon ne font qu’un ; ils demandent à tout Français, quel que soit son âge, s’il a servi sous Napoléon ; s’il est vrai que les Anglais l’ont tenu prisonnier dans des souterrains et des cavernes assez pareilles à celles dont il est question dans l’Edda ; s’il est vrai enfin que tous ses lieutenans eussent rang de roi. Voilà la saga qui commence. En France même, plus d’un vieux matelot ou d’une vieille paysanne a là-dessus son récit que les jeunes écoutent et croient, On cite un matelot de Dunkerque qui, étant sorti pour la pêche en juillet 1830 et revenant après quelques jours, s’écria à la première vue du pavillon tricolore qui avait remplacé le blanc : « Eh bien ! Jean, je te l’avais bien dit qu’il n’était pas mort. » Il c’était Napoléon, le Napoléon populaire, celui de la grand’mère champenoise dont il est parlé dans Béranger. On saisit très bien, dans ces faits qu’on pourrait aisément rendre plus nombreux, des indications et comme des vestiges de ce qui se serait formé en