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SHAKESPEARE.

s’éteint sur les cendres de la jeunesse, comme sur un lit de mort où il expire, consumé par ce qui le nourrissait. Ces choses que tu vois doivent rendre ton amour plus empressé d’aimer un bien que si tôt tu vas perdre.


No longer mourn for me when I am dead,
Than you shall hear the surly sullen bell, etc.


« Ne pleurez pas long-temps pour moi, quand je serai mort : vous entendrez la triste cloche, suspendue haut, annoncer au monde que j’ai fui ce monde vil, pour habiter avec les vers plus vils encore. Si sous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes quand peut-être je ne serai plus qu’une masse d’argile, ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. »

Il y a plus de poésie, d’imagination, de mélancolie dans ces vers que de sensibilité, de passion et de profondeur. Shakespeare aime, mais il ne croyait pas plus à l’amour qu’il ne croyait à autre chose : une femme pour lui est un oiseau, une brise, une fleur ; chose qui charme et passe. Par l’insouciance ou l’ignorance de sa renommée, par son état qui le jetait à l’écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semble avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux. Les poètes aiment mieux la liberté et la muse que leur maîtresse : le pape offrit à Pétrarque de le séculariser, afin qu’il pût épouser Laure. Pétrarque répondit à l’obligeante proposition de Sa Sainteté : « J’ai encore bien des sonnets à faire. »

Shakespeare, cet esprit si tragique, tira son sérieux de sa moquerie, de son dédain de lui-même et de l’espèce humaine : il doutait de tout ; perhaps est un mot qui lui revient sans cesse. Montaigne, de l’autre côté de la mer, répétait : « Peut-être ; que sais-je ? »


Pour conclure,

Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ;