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ii.

Parmi le petit nombre des vieux partisans de la liberté qui voyaient d’un mauvais œil et dans un triste silence le retour de l’ancien seigneur, il y avait un personnage remarquable, et dont, pour la première fois peut-être dans le cours de sa longue carrière, l’influence se voyait méconnue. C’était une femme âgée de soixante-dix ans, et courbée par les fatigues et les chagrins, plus encore que par la vieillesse. Malgré son existence débile, son visage avait encore une expression de vivacité intelligente, et son caractère n’avait rien perdu de la fermeté virile qui l’avait rendue respectable à tous les habitans du village. Cette femme s’appellait Jeanne Féline ; elle était veuve d’un laboureur, et n’avait conservé d’une nombreuse famille qu’un fils, dernier enfant de sa vieillesse, faible de corps, mais doué comme elle d’une noble intelligence. Cette intelligence qui brille rarement sous le chaume, parce que les facultés élevées n’y trouvent point l’occasion de se développer, avait su se faire jour dans la famille Féline. Le frère de Jeanne, de simple pâtre, était devenu un prêtre, aussi estimable par ses mœurs que par ses lumières, il avait laissé une mémoire honorable dans le pays, et le mince héritage de douze cents livres de rente à sa sœur, ce qui pour elle était une véritable fortune. Se voyant arrivée à la vieillesse, et n’ayant plus qu’un enfant peu propre par sa constitution à suivre la profession de ses pères, Jeanne lui avait fait donner une éducation aussi bonne que ses moyens l’avaient permis. L’école du village, puis le collége de la ville avaient suffi au jeune Simon pour comprendre qu’il était destiné à vivre de l’intelligence et non d’un travail manuel ; mais lorsque sa mère voulut le faire entrer au séminaire, la bonne femme n’appréciant, dans sa piété, aucune vocation plus haute que l’état religieux, le jeune homme montra une invincible répugnance, et la supplia de le laisser partir pour quelque grande ville où il put achever son éducation, et tenter une autre carrière. Ce fut une grande douleur pour Jeanne ; mais elle céda aux raisons que lui donnait son fils.

— J’ai toujours reconnu, lui dit-elle, que l’esprit de sagesse était dans notre famille. Mon père fut un homme sage et craignant Dieu.