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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

passions là où l’on ne doit avoir que la passion du bien public ; et quand il se sert du pouvoir dont il est dépositaire pour satisfaire à ses aversions ; quand il poursuit de ce pouvoir ceux dont il ne devrait voir, lui ministre, que les talens et la capacité, il commet plus qu’une faute, il se rend coupable d’une lâcheté indigne, et d’une lâcheté d’autant plus honteuse, qu’elle restera impunie ; car personne n’aura jamais le droit de lui en demander compte.

Je le sens, monsieur, c’est avec répugnance que je vais suivre M. Thiers dans sa vie de ministre, car c’est un tableau affligeant que celui de l’abus de l’intelligence et de l’esprit. Que la vie de l’homme public est belle quand elle part, comme celle de Canning, d’un point obscur et caché, difficile d’abord, contestée, laborieuse et souffrante, s’élevant par mille détours que nécessitent les obstacles, comme un sentier lumineux sur le flanc d’une noire et aride montagne ! Mais le but est en vue de tous, on sait où va cet homme qui monte ainsi ; plus il marche, et plus la bannière, qu’il porte, et où sont inscrits ses principes, se déploie et resplendit au vent de la fortune, et à la clarté du soleil levant. La liberté et l’humanité forment le but dont on le voit sans cesse approcher davantage ; cette figure croît, s’élargit et s’agrandit toujours à mesure qu’elle gravit, car elle ne s’éloigne pas de ceux qui l’entouraient au point de son départ ; elle ne s’est mise en route que pour leur faciliter le trajet et leur aplanir la terre. Ce n’est pas un homme qui triomphe alors, c’est l’idée qui le porte, et le monde se trouve amplement payé, par sa fortune et sa célébrité, de l’appui qu’il lui donne. Mais, quand ces idées de liberté et d’amélioration sociale tirent un homme du néant, le portent d’abord à la réputation, puis au pouvoir et à la richesse, et que cet homme, au lieu de représenter la pensée qui l’a fait éclore, se montre aussi insouciant du peuple que s’il n’avait jamais connu le peuple, aussi dégoûté de la liberté que s’il n’avait jamais souffert du mépris du pouvoir pour la loi, aussi épris du monopole et du privilége que s’il ne lui avait pas fallu vingt ans de sueurs et d’efforts pour briser les barrières qui l’arrêtaient, alors il vaudrait mieux détourner les yeux que de s’arrêter à l’examen de cette vie, et on devrait fermer le récit de cette histoire qui n’est plus qu’un livre immoral.