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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

qu’un tort à ses yeux, c’est d’être mort. M. Thiers ne s’arrête pas, comme M. Mignet, à rechercher les causes des grandes catastrophes ; il a bien assez à faire avec les résultats, vraiment ! Que de choses à apprendre, à voir et à conter dès qu’il les sait lui-même ! D’abord, les intrigues de la cour, les corruptions secrètes, les démarches près des membres des états-généraux, les causes de leur résistance et de leur faiblesse ; puis les salons, puis la vie de l’émigration, l’administration, les finances, la guerre ! M. Thiers est inépuisable quand il s’acharne sur un sujet. Tour à tour il a voulu savoir, des fournisseurs du temps, quel mode on suivait pour l’approvisionnement des troupes, combien de rations de fourrages, combien de solde et combien de chaussures avait consommés cette campagne ; il a passé des journées à écouter patiemment les vieux diplomates de la révolution, et il a dévoré des flots de paroles pour recueillir quelques lumières sur les négociations de l’Allemagne et de la Vendée ; pour connaître le système financier de Cambon, il est allé frapper à vingt portes, avec une curiosité et une envie de savoir que rien ne pouvait lasser ; un jour même, il faillit se mettre en route pour relancer jusqu’à Saint-Pétersbourg le général Jomini, cet habile stratégiste, qui seul, disait-on, pouvait lui faire comprendre les plans de la première campagne d’Italie. Heureusement, le général arriva à Paris au moment où M. Thiers faisait sa provision de cartes militaires et de fourrures.

En ce temps-là, M. Thiers essayait de tout, dans la vie réelle comme dans l’histoire. À peine connaissait-il l’aisance, et déjà il tâtait, sous toutes les formes, des jouissances du luxe, avec beaucoup d’inexpérience, il est vrai, et une inaptitude qui faisait rire à ses dépens. C’est en vain que sa petite taille et la faiblesse de son tempérament opposaient sans cesse des obstacles aux goûts nouveaux qu’il s’imposait ; on le voyait lutter avec une mâle énergie contre ces désavantages, et il disait, comme Horace, à des compagnons plus exercés que lui : rapiamus, amici, occasionem de die dumque virent genua ! Quelquefois, au sortir de table, où l’eau avait cessé d’être sa boisson unique, et après une bruyante soirée, M. Thiers, accablé de son plaisir, et pliant sous la joie qu’il s’était donnée, jurait de se renfermer dans sa vie sérieuse et occupée ;