Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/65

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
LE CAPITAINE RENAUD.

lonne était telle, qu’il avait trouvé déserte chaque barricade et n’avait eu que la peine de la faire démolir.

Il était donc debout, à la tête du pont d’Iéna, couvert de poussière, et secouant ses pieds ; il regardait vers la barrière si rien ne gênait la sortie de son détachement et désignait des éclaireurs pour envoyer en avant. Il n’y avait personne, dans le Champ-de-Mars, que deux maçons qui paraissaient dormir, couchés sur le ventre, et un petit garçon d’environ quatorze ans qui marchait pieds nus et jouait des castagnettes avec deux morceaux de faïence cassée. Il les raclait de temps en temps sur le parapet du pont, et vint ainsi en jouant jusqu’à la borne où se tenait Renaud. Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy avec sa canne. L’enfant s’approcha de lui, le regardant avec de grands yeux étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d’arçon, il le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l’enfant ayant fait feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. Le capitaine tomba assis sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait toujours son arme des deux mains, et demeurait tout effrayé de ce qu’il avait fait. Les grenadiers étaient en ce moment appuyés tristement sur leurs fusils ; ils ne daignèrent pas faire un geste contre ce petit drôle. Les uns soulevèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir cet enfant par le bras et de l’amener à celui qu’il avait blessé. Il se mit à fondre en larmes, et quand il vit le sang couler à flots de la blessure de l’officier sur son pantalon blanc, effrayé de cette boucherie, il s’évanouit. On emporta en même temps l’homme et l’enfant dans une petite maison proche de Passy où tous deux étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux commandant. L’un (celui qui me parlait) avait pris de l’ouvrage comme ouvrier armurier à Paris, d’autres comme maîtres d’armes, et apportant leur journée au capitaine, ils l’avaient empêché de manquer de soins jusqu’à ce jour. On l’avait amputé, mais la fièvre était ardente et mauvaise ; et comme il craignait un redoublement dangereux, il