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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

morts en foule pour la gloire et pour la liberté de la France, il n’y en eût aucun qui eût des talens, du génie, et qui, s’il eût vécu, eût égalé nos plus grands généraux ? Mais ceux-là n’ont pas fait de vers, et on oublie et leur vie et leur mort.

Nous ne dirons rien de Chatterton ni de Gilbert ; tant de talent et de malheur nous fait respecter leur mémoire et jusqu’à leur folie. Quant à Chénier, ce serait une erreur et une injustice de croire que le coup qui l’a frappé fut pour lui tout-à-fait imprévu. Il ne comprenait pas l’art pour l’art. Dès son enfance il eut la religion de la poésie ; mais son ame héroïque n’en rêvait pas moins la vie et la mort d’un grand citoyen. On lit avec attendrissement dans ses manuscrits : « Si j’avais vécu dans les beaux siècles de Rome, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses ; ma muse n’aurait point été une courtisane ;… j’aurais mené la vie d’un jeune Romain, au barreau, dans le sénat ; j’aurais défendu la liberté, ou je serais mort à Utique d’un coup de poignard ! » Voilà André Chénier ; selon nous, il s’est grandement mépris en s’opposant au mouvement révolutionnaire qui seul pouvait sauver la France ; mais nous l’aimons encore mieux, pour sa gloire, mort dans les rangs de la contre-révolution, que s’il eût vécu jusqu’à nos jours insensible aux malheurs publics, et soupirant de fades élégies, quelque beaux qu’en fussent les vers.

M. Chaudes-Aigues continue :


— D’un côté c’est Dante de Florence,
Rêvant pour son pays bonheur et délivrance,
Qui par son pays même aveugle autant qu’ingrat
Est banni pour jamais ainsi qu’un scélérat !


Il est vrai que Dante ne crut pas devoir contempler, les bras croisés, les guerres civiles qui déchiraient sa patrie ; il prit les armes et se distingua au premier rang de la cavalerie, dans la bataille de Campaldino ; il fut depuis l’un des magistrats suprêmes de Florence ; et si cet honneur eut pour lui des suites fatales, qu’en conclure, sinon que les plus grands poètes sont hommes, et comme tels, soumis à toutes les vicissitudes de la vie humaine ?


Combien d’autres : — Milton ! Camoëns ! Malfilâtre !
Auxquels l’humanité de même fut marâtre !
Mais silence ! etc.…


Malfilâtre était un jeune homme d’un bien beau talent, et on ne